Un collectif d’avocats considère que le projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure », à l’ordre du jour du conseil des ministres le jeudi 22 juin, est une atteinte flagrante à l’État de droit, qui laisse le champ libre à l’exécutif au détriment du législatif et du judiciaire. Tribune publiée le 22 juin 2017 dans Le Monde. Lire aussi Antiterrorisme : le gouvernement veut mettre l’état d’urgence dans le droit commun.
« En 2014, selon la Commission européenne, le budget de la justice française se classait à la 37e place sur 45 » (Photo: des soldats français en patrouille à Nice, le 4 février 2015). Lionel Cironneau/AP
« La situation était grave, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles », écrivait Albert Camus dans La Peste. Dans quelques semaines, la locution état d’urgence ne devrait plus avoir lieu d’être. Il ne faut néanmoins pas s’en réjouir car les cassandres, si superbement ignorées, qui craignaient le pire, voient leurs prévisions les plus funestes se réaliser : dès le mois de janvier 2017, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiétait ainsi du risque d’« accoutumance » de la société française à cet état d’urgence.
Publié le 8 juin 2017, l’avant-projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme », qui doit permettre, à terme, de lever l’état d’urgence en intégrant certaines dispositions exceptionnelles dans le droit commun, s’inscrit dans cette logique pernicieuse. Rappelons immédiatement quelques évidences.
Si nos sociétés sont démocratiques, ce n’est pas seulement grâce aux votes, mais aussi et surtout grâce à la séparation des pouvoirs : le législatif décide, l’exécutif agit et le judiciaire contrôle ce dernier. C’est cet équilibre précieux que le gouvernement fait vaciller aujourd’hui.
Des mesures instrumentalisées
Le pouvoir exécutif devient ainsi plus gros que le bœuf des fables de notre enfance. Le pouvoir législatif s’étiole, ne disposant plus du pouvoir d’impulsion et de création de la loi (les propositions de loi se retrouvent systématiquement retoquées). Contourné par le recours aux ordonnances, il devient en outre une chambre d’enregistrement, magie de l’alignement des calendriers électoraux. En parallèle, le pouvoir judiciaire ne dispose pas des moyens financiers de contrôle du pouvoir. En 2014, selon la Commission européenne, le budget de la justice française se classait à la 37e place sur 45. Et encore, les efforts budgétaires indéniables de 2016 et 2017 profitent bien plus à l’administration pénitentiaire.
Ce sont les moyens légaux du contrôle que l’on veut aujourd’hui supprimer. En confiant à l’administration le prononcé de mesures des plus attentatoires aux libertés publiques, on confie au loup la garde du troupeau. Par essence, pour des motifs éminemment compréhensibles d’efficacité, un pouvoir exécutif tend à empiéter sur ces libertés. Un policier veut pouvoir prolonger ses gardes à vue, un préfet veut pouvoir empêcher toutes les manifestations qui risquent de dégénérer, un ministre de l’intérieur veut pouvoir assigner à résidence. Cette tendance naturelle doit être contrebalancée par un pouvoir judiciaire fort qui dispose des moyens du contrôle (on a vu que ce n’était pas complètement le cas) et des possibilités légales du contrôle (que l’on veut aujourd’hui lui supprimer).
Si, au moins, la sempiternelle excuse de l’efficacité avait quelque pertinence. Depuis quasiment deux ans que les mesures permises par l’état d’urgence sont en place, on dispose d’assez de recul pour le savoir : elles ne mettent pas un terme aux attentats et ne permettent pas d’en éviter. Depuis le 22 juillet 2016 – selon les chiffres de suivi du Parlement – 590 perquisitions ont été ordonnées, 65 ont eu des suites judiciaires dont 25 pour des infractions à caractère terroriste.
En revanche, on connaît les conséquences avérées de cette pérennisation. Liberté de manifester, liberté de culte, liberté d’aller et de venir, liberté d’expression ont été et seront encore impactées. Nous avons tous constaté que les mesures de l’état d’urgence ont été instrumentalisées et détournées de la lutte contre le terrorisme pour stigmatiser certaines populations et viser des manifestants écologistes, des syndicalistes, ou encore pour combattre l’immigration clandestine.
M. Gérard Collomb, ministre de l’intérieur, présente un nouvel avatar d’un courant de pensée qui a démontré par le passé son caractère spécieux : la sécurité serait l’alpha et l’oméga de nos libertés. Nul besoin de grands discours pour comprendre qu’au quotidien l’impératif de sécurité est dévoyé et que nos libertés sont sacrifiées sur l’autel de ce dévoiement. En effet, l’équilibre que l’exécutif entend trouver entre « une nécessaire sécurité de nos concitoyens et la protection des libertés individuelles » n’est qu’un miroir aux alouettes.
Une censure à priori
Sinon comment expliquer que, depuis la loi sécurité et liberté de 1981, nos libertés aient en permanence régressé, toujours sous le prétexte du terrorisme, sans que celui-ci soit jugulé :
– Limites de plus en plus flagrantes à la liberté d’expression. A cet égard, il suffira de se reporter aux déclarations de Mme Theresa May et de M. Macron sur les nouveaux pouvoirs qu’ils veulent voir attribuer à Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ce qui revient, de fait, à restaurer une forme de censure a priori, alors que depuis 1881 on a toujours considéré comme une victoire de nos libertés que le contrôle de l’expression soit exercé a posteriori.
– Coups de canif dans la nécessaire vie privée des citoyens, à travers l’interconnexion des fichiers de données personnelles. Ce qui n’était qu’un cauchemar sorti des écrits de Philippe K. Dick devient une réalité quotidienne : Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale, fichier de police informatisé) et ses multiples avatars.
– Plus grave encore, aujourd’hui, on est prêt à sous-traiter des exécutions de Français. Jusqu’alors, la France s’était bornée à fermer les yeux ou à être complice des « goulags » de la CIA. Aujourd’hui, elle dresse ses propres kill lists de Français à l’intention de ses alliés qui acceptent de se salir les mains.
Ces mesures auront ainsi des conséquences quotidiennes lourdes pour notre pays. Dans les périodes de péril grave et imminent, il est compréhensible d’alléger le contrôle démocratique. Mais quand ce péril se pérennise, si des ajustements sont nécessaires, il ne saurait être question de bouleverser les principes fondateurs de notre État de droit.
Les signataires de cette tribune sont les avocats : Joseph Breham, Vincent Fillola, Laurence Greig, Marie-Pompéi Cullin, Raphaelle Guy, Julien Pignon, Noémie Saidi-Cottier, Safya Akorri, Eric Bernard, Khaled Elachi, Jean-Louis Jalady, Alice Loehr, Julie Février, Serdar Umut, Ingrid Metton, Benjamin Pitcho (membre du conseil de l’ordre de Paris), Calvin Job, Boris Rosenthal, Thomas de Gueltzl, Sophie-Anne Bisiaux.