815 millions de gens ont faim dans le monde, et 60 % d’entre eux vivent en zone de conflit. « A chaque fois que la faim augmente de 1 %, les migrations augmentent de 2 % », prévient David Beasley, directeur du Programme alimentaire mondial de l’ONU. D’après les propos recueillis par Rémy Ourdan le 11 juin 2018 pour Le Monde. Lire aussi Les Etats Généraux des Migrations parrainent la Marche Solidaire, Migrants : dix raisons de les accueillir dignement en Europe et d'ouvrir les frontières, 470 associations lancent les États généraux des migrations pour soutenir les lanceurs d'accueil, Le prochain génocide sera écologique et Dynamiques nouvelles des migrations internationales.
Lors d’une distribution de nourriture du Programme alimentaire mondial, à Thonyor (Soudan du Sud), en février 2017. Siegfried Modola/REUTERS
Ancien gouverneur de Caroline du Sud, membre du Parti républicain, David Beasley est directeur du Programme alimentaire mondial (PAM), l’agence humanitaire des Nations unies, depuis 2017. Il a visité, depuis, une cinquantaine de pays et arrive d’Afrique de l’Ouest. Il s’est rendu à Paris, vendredi 8 juin, pour rencontrer des membres du ministère des affaires étrangères, des représentants de l’Agence française de développement et des députés.
Quel est aujourd’hui votre regard sur la question de la faim dans le monde ?
Le nombre de personnes qui ont faim a diminué durant des décennies : il est passé de 1 milliard il y a vingt-cinq ans à 777 millions en 2016, alors que la population mondiale augmente. C’est la bonne nouvelle. De même, l’état de pauvreté et de faim aiguës est passé de 90 % il y a deux cents ans à environ 10 % aujourd’hui.
Mais pour la première fois depuis fort longtemps, la faim et la malnutrition augmentent de nouveau : on est passé de 777 à 815 millions de personnes en un an. Et les cas de famines aiguës, dues aux conflits et aux migrations forcées, croissent aussi : de 80 à 124 millions de personnes en un an. Pourquoi ? Le changement climatique mis à part, la réponse principale est que les famines sont la responsabilité de l’homme, elles sont dues aux guerres provoquées par les humains.
Parmi les 815 millions de gens qui ont faim, 60 % vivent en zone de conflit, et si plus personne n’avait faim en Chine et en Inde, ce serait 90 %. D’ailleurs, 80 % des budgets du Programme alimentaire mondial sont alloués aux zones de guerre. Plus de 50 % de l’aide humanitaire globale en 2017 a été consacrée à quatre pays : Syrie, Irak, Yémen, Soudan du Sud. Ces pays en guerre captent tout l’argent au détriment de régions du monde qui ont aussi cruellement besoin d’aide humanitaire, comme les pays du Sahel.
Donc, pour atteindre l’objectif fixé par la communauté internationale Faim Zéro 2030 [les Nations unies annoncent vouloir d’ici cette date éliminer la faim et assurer la sécurité alimentaire dans le monde], il faudrait mettre fin aux guerres. Or si je pense que l’on pourrait en finir avec les famines et la malnutrition dues à la pauvreté et au sous-développement d’ici à 2030, je ne crois pas que nous mettrons un terme aux guerres. Je dis donc aux dirigeants de la planète que je rencontre : soit vous arrêtez les guerres, soit il faut nous donner davantage d’argent pour combattre les famines, mais aussi pour changer d’approche, pour soutenir le développement.
Au-delà des quatre conflits évoqués, quelle est la situation en Afrique actuellement ?
Le Sahel et ses alentours sont la région la plus touchée par la faim en dehors de ces quatre conflits. Ce que je crains aujourd’hui [après la perte de ses territoires en Syrie et en Irak], c’est que l’organisation Etat islamique [EI] utilise le Sahel pour infiltrer des vagues de migration. L’EI part de Syrie vers le Sahel, via des réseaux liés à Boko Haram ou à Al-Qaida. Ces groupes terroristes ont une approche stratégique de cette région. Ils utilisent la faim comme outil de recrutement, particulièrement dans les zones de conflit et celles touchées par les changements climatiques, et dans les pays pauvres. Leur rêve est de déclencher encore davantage de vagues de migration vers l’Europe afin de les infiltrer.
Les gens privés de nourriture sont vulnérables. A chaque fois que la faim augmente de 1 %, les migrations augmentent de 2 %. La réponse de la communauté internationale doit bien sûr être sécuritaire, mais elle doit aussi être dans le développement durable. On ne peut pas se contenter d’apporter de la nourriture. Quand on le peut, au lieu d’en distribuer, on arrive avec de l’argent et on tente de relancer la production de vivres. On rencontre les meuniers, puis les paysans, qui embauchent des travailleurs, et ainsi de suite. Puis c’est cette nourriture que l’on donne aux plus pauvres, à ceux qui ont faim. La fierté et l’espoir reviennent quand les gens racontent, avec le sourire, que leurs enfants n’ont plus besoin de migrer.
Les Européens doivent comprendre qu’il faut investir dans le développement, que les Syriens ou les Africains ne veulent pas quitter leurs maisons ! Les Européens doivent comprendre que ces migrants préféreraient ne pas venir en Europe et rester chez eux, dans leurs pays.
Est-ce le message que vous êtes venu délivrer à Paris ?
Je suis venu parler du Sahel aux dirigeants français. Quand on assure une meilleure sécurité alimentaire, le recrutement par les extrémistes diminue et les migrations aussi. De la France, j’attends de la coopération en Afrique davantage que de l’argent. La France a une expérience historique au Sahel et on a besoin d’elle pour la nutrition, l’éducation, le développement du secteur privé. La France doit envoyer des instituteurs et des professeurs dans le Sahel. C’est une zone francophone.
Vous avez ardemment soutenu la campagne de Donald Trump et vous êtes proche de son administration, qui n’est pas une grande supportrice de l’ONU et du multilatéralisme. Votre proximité avec le président américain vous aide-t-elle à obtenir soutien et crédits ?
Donald Trump est un businessman. Quand il voit les faits, il prend les bonnes décisions. Le président a annoncé lui-même une augmentation de l’aide alimentaire l’an dernier. Donc oui, j’utilise mes relations pour éviter que les Etats-Unis ne réduisent les crédits accordés au PAM. Et on travaille dur pour rendre l’ONU plus efficace. Je crois qu’il y a un nouvel état d’esprit au sein des Nations unies, pour davantage d’efficacité.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté en mai une résolution mettant en évidence le lien entre la faim et les conflits. Est-ce une prise de conscience ?
Les dirigeants du monde commencent à comprendre que sans sécurité alimentaire, les conséquences seront très graves. Cette résolution met le problème sur la table de manière permanente. Aucun problème ne sera résolu sans sécurité alimentaire.
La faim est actuellement la pire crise humanitaire depuis la seconde guerre mondiale. L’humanité doit se réveiller ! Des millions d’êtres humains meurent ! Quand un enfant souffre, c’est toute l’humanité qui souffre.
Et si on ne réagit pas, la Syrie n’aura été qu’un problème presque « mineur » par rapport à la catastrophe qui s’annonce en Afrique. Un cataclysme, une « tempête parfaite » [perfect storm] arrive et ses conséquences vont être encore plus terribles que les conséquences du conflit syrien. Les dirigeants du monde doivent s’entendre pour mettre fin à des guerres telles qu’en Syrie ou au Yémen et investir dans le développement en Afrique. Sinon, les extrémistes auront la formule parfaite pour déclencher de nouveaux conflits et de nouvelles migrations.
commenter cet article …