En 1770, la première grande pollution industrielle chimique en France avait eu lieu à 500 mètres du site de Lubrizol. L’inspection des établissements dangereux, comme Lubrizol à Rouen, s’est « singulièrement assouplie » pour éviter de trop contraindre les propriétaires d’usine. Un héritage des siècles passés et de l’industrialisation à tout crin. Une tribune de Thomas Le Roux, historien, parue dans Le Monde le 2 octobre 2019. Chercheur au CNRS, Thomas Le Roux est auteur, avec François Jarrige, de « La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel » (Seuil, 2017). Lire aussi La toxicité du Roundup connue de Monsanto depuis au moins 18 ans et Amiante : un permis de tuer pour les industriels
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C’est à 500 mètres de l’actuelle usine Lubrizol de Rouen qu’eut lieu la première grande pollution industrielle chimique en France, au cours des années 1770, dans le quartier Saint-Sever, sur la rive gauche : les fumées corrosives d’une fabrique d’acide sulfurique détruisirent la végétation alentour et on les soupçonna de menacer la santé publique. Malédiction sur le site ou simple coïncidence ? Ni l’un ni l’autre : mais c’est au miroir du passé que l’on peut mieux comprendre comment le risque industriel et les pollutions sont encadrés aujourd’hui.
Le procès instruit en 1772-1774 après la mise en cause de la fabrique d’acide, a en effet produit un basculement dans l’ordre des régulations environnementales, un vrai changement de paradigme lourd de conséquences.
Une mise en lumière du processus historique aide à répondre à un panache de questions, telles que : « Seveso, quèsaco ? », « Une usine dangereuse dans la ville, est-ce possible ? », « Tire-t-on les leçons d’une catastrophe industrielle ? » Ou encore : « l’industriel : responsable, pas coupable ? »
Les directives européennes Seveso
L’usine d’additifs pour essence et lubrifiants Lubrizol est classée « Seveso – seuil haut ». Elle est donc parfaitement connue des autorités de régulation, à savoir l’Inspection des établissements classés, qui dépend du ministère de la transition écologique et solidaire, et qui a un rôle préventif et de surveillance.
Le classement Seveso découle d’une harmonisation européenne des règles de droit des différents Etats régissant les industries les plus dangereuses. Il tire son nom de celui de la ville de Lombardie où, en juillet 1976, l’usine chimique Icmesa laisse s’échapper un nuage toxique de dioxine qui contamine les environs. Pour prévenir ce type d’accident, trois directives européennes Seveso sont successivement adoptées en 1982, 1996 et 2012 (entrée en vigueur en 2015). Une telle exposition des faits pourrait laisser penser que, tirant les leçons de l’expérience (un accident), les autorités réagissent et fondent un droit protecteur, sans cesse amélioré. Il n’en est rien.
D’une part parce qu’avant la mise en place des directives Seveso, les Etats avaient déjà leur propre réglementation, parfois plus sévère. D’autre part parce que les centrales nucléaires, par exemple, y échappent. Enfin, parce que l’on peut douter de l’efficacité du dispositif.
En matière d’industrie dangereuse, l’accident n’est pas exceptionnel, c’est la norme. Les accidents dans les établissements classés français sont passés de 827 en 2016 à 978 en 2017, et 1 112 en 2018 et près de la moitié d’entre eux laissent s’échapper dans l’environnement des substances dangereuses. Les établissements Seveso contribuent sensiblement à cette progression : pour 15 % en 2016, 22 % en 2017 et 25 % en 2018.
Relâchement dans la régulation depuis la directive Seveso 3 de 2012 ? Remontons quelques années plus en amont, car, au nom d’une simplification des règles administratives, l’inspection des établissements dangereux s’est singulièrement assouplie pour moins contraindre les industriels.
Ainsi, depuis 2010, la nouvelle procédure de « l’enregistrement » a fait baisser significativement le nombre des usines devant se plier aux procédures d’autorisation de fonctionnement. Et cela malgré le souvenir, pas si lointain, de l’explosion mortelle d’AZF à Toulouse en 2001.
Cette procédure a accouché du dispositif des PPRT – plans de prévention des risques technologiques (2003), dans le but de réduire la proximité des installations classées avec les habitations, et dans lesquels, par un curieux renversement de perspective, il est prévu d’exproprier non pas l’industriel source de danger mais le résident qui a eu l’imprudence de venir habiter trop près ou la malchance de voir s’installer une usine près de chez lui. Chacun appréciera.
Comment comprendre que près de quarante ans après la première directive Seveso, la coexistence des habitations et des industries dangereuses soit encore possible ? C’est que ces directives reprennent l’esprit de législations nationales déjà existantes dont le but est, depuis le XIXe siècle, d’encourager l’industrialisation, quitte à sacrifier des zones au nom de l’utilité publique.
Revenons au procès de l’usine d’acide sulfurique de Rouen et son verdict par un arrêt du Conseil du roi, où l’affaire a été renvoyée, en 1774 : à l’encontre de la jurisprudence établie depuis des siècles et qui visait à protéger la santé publique en supprimant toute nuisance de voisinage, il est décidé, après moult débats entre les ministres, que l’usine peut continuer à fabriquer son acide, défense faite au voisinage de gêner son fonctionnement. L’acide sulfurique est alors un nouveau produit, puissant, innovant et indispensable au décollage des industries textile et métallurgique, moteurs de l’industrialisation.
Les populations doivent s’adapter
La décision du Conseil crée une brèche inédite dans la régulation des pollutions et risques industriels ; elle est à l’origine d’un bras de fer de plusieurs décennies entre industrialistes (acception large incluant les industriels, de nombreux scientifiques et la plupart des administrateurs de l’Etat) et défenseurs d’une jurisprudence rétive aux activités de production polluantes (voisins, agriculteurs, polices et justices locales).
La Révolution française et l’Empire napoléonien scellent finalement le nouveau pacte entre l’industrie et l’environnement, dans un contexte de guerre et de mobilisation de masse. La période voit une libéralisation considérable des contraintes juridiques environnementales.
En 1810, au plus fort de l’Empire, une loi sur les industries polluantes (la première du monde) se surimpose au droit commun et y déroge. Elle instaure un régime administratif industrialiste, qui est copié immédiatement sur tout le continent, puis adapté outre-Manche et outre Atlantique à la fin du XIXe siècle.
Les réformes ultérieures de la loi (en 1917 et en 1976 en France), y compris celle de Seveso, n’y changent rien : c’est aux populations de s’acclimater à l’industrie et son cortège de risques et de pollution, au nom de l’utilité publique, l’industrialisation étant assimilée au bien général. Plutôt que d’interdire un produit, on commence à définir une acceptabilité par la dose et les seuils. D’où la banalité de la proximité des usines dangereuses avec des zones habitées depuis deux cents ans.
Surtout, en conséquence de la loi de 1810 et du contrôle administratif, l’industriel échappe à la sphère pénale en cas de pollution : déjà responsable sans être coupable. Les seuls recours judiciaires possibles sont civils, pour déterminer des indemnités pour dommages matériels. Encore aujourd’hui, les poursuites pénales sont extrêmement rares, et les condamnations très faibles, l’exemple de l’entreprise Lubrizol venant confirmer cette règle, avec sa condamnation pour un rejet de gaz toxique, en 2013, à 4 000 euros d’amende – soit une broutille pour une entreprise de cette taille.
Autre leçon des régulations post-1810 : leur insistance sur l’amélioration technique, censée rendre, toujours à court terme, l’industrie inoffensive. La récurrence de l’argumentation, décennie après décennie, laisse rêveur au regard de la progression parallèle de la pollution au niveau mondial. Si la pression du risque industriel est partiellement contenue en Europe depuis les années 1970, c’est en grande partie la conséquence des délocalisations principalement en Asie, où les dégradations environnementales sont devenues démesurées.
La régulation des risques et des pollutions ne protège donc pas assez les populations, parce qu’elle protège avant tout l’industrie et ses produits, dont l’utilité sociale et l’influence sur la santé sont insuffisamment questionnées. Les garde-fous actuels (dispositifs techniques, surveillance administrative, réparation et remédiation, délocalisations) ont pour but de rendre acceptables les contaminations et les risques ; ils confirment une dynamique historique tragique dont l’accident de l’entreprise Lubrizol n’est que l’arbre qui cache la forêt dense de pollutions toujours plus chroniques, massives et insidieuses.
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