Malgré le moratoire de l'Europe sur ces substances depuis 2013, une étude montre la persistance de ces produits dans l’environnement et dans le pollen et le nectar de cultures dont ils ont été bannis. D’après Stéphane Foucart le 27 novembre 2019 pour Le Monde. Lire aussi La disparition des abeilles programmée en Europe, Les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici 100 ans, Les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici 100 ans et Ce que les abeilles murmurent à l’oreille des humains.
Des abeilles mortes dans une ruche sont exposées lors d’une manifestation d’apiculteurs à Rennes, en 2018. DAMIEN MEYER / AFP
L’effet délétère des pesticides « tueurs d’abeilles » ne cessera pas avec leur retrait du marché. Les désormais fameux néonicotinoïdes persistent en effet dans l’environnement et imprègnent des cultures non traitées, plusieurs années après avoir été interdits, à des niveaux demeurant dangereux pour les abeilles et les pollinisateurs sauvages – parfois à des concentrations plusieurs dizaines de fois supérieures à celles de cultures traitées. Ce sont les conclusions saillantes d’une étude française à paraître jeudi 28 novembre dans la revue Science of the Total Environment.
Des résultats qui s’inscrivent dans la lignée de publications montrant la dispersion et la persistance dans l’environnement des « néonics », et qui prennent toute leur importance à la lumière des récents travaux indiquant un effondrement accéléré des populations d’insectes dans les campagnes des pays du Nord.
Les auteurs, conduits par Dimitry Wintermantel (INRA, CNRS) et Vincent Bretagnolle (CNRS), chercheurs au Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS, Université de La Rochelle), ont analysé du nectar et du pollen prélevés sur quelque 300 parcelles de colza, réparties sur la zone atelier Plaine et Val de Sèvre, une plaine céréalière de 450 kilomètres carrés utilisée à des fins de recherche sur les liens entre pratiques agricoles et écosystèmes.
Plusieurs centaines d’échantillons ont été prélevés sur ces champs entre 2014 et 2018, c’est-à-dire après la mise en place du moratoire de 2013 interdisant l’utilisation des trois principales molécules (imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine) sur les cultures visitées par l’abeille, comme le colza, le tournesol ou encore le maïs.
Aucune tendance à la baisse
Résultats : malgré ces interdictions d’usage, les chercheurs retrouvent des traces de « néonics » dans 43 % des échantillons de colza analysés, l’imidaclopride étant de loin la substance la plus fréquente. Plus étonnant, aucune tendance à la baisse n’est observée. En 2014, on retrouvait de l’imidaclopride dans environ 70 % des parcelles, ce taux chutant à seulement 5 % l’année suivante, pour remonter à plus de 90 % en 2016, descendre à 30 % en 2017 pour remonter encore, cette fois autour de 55 % en 2018.
Dans leur très grande majorité, les taux de contamination des pollens et nectars testés sont inférieurs à 1 partie par milliard (ppb). Mais les concentrations peuvent aussi être spectaculaires. En 2016, en deux occasions, les chercheurs ont trouvé plus de 45 ppb d’imidaclopride dans les échantillons testés. Soit plus de cinq fois la concentration de produit attendue dans le nectar ou le pollen de colzas traités.
Le risque est-il réel ? Les auteurs répondent par l’affirmative. Après avoir utilisé un modèle simulant le risque de mortalité pour trois types d’abeilles (domestiques, bourdons et abeilles solitaires), ils estiment qu’au cours des deux pires années – 2014 et 2016 –, 12 % des parcelles étaient assez contaminées pour tuer 50 % des abeilles domestiques s’y aventurant. Jusqu’à 20 % des champs conduisent à la mortalité de la moitié des bourdons qui y butinent. Ces deux mêmes années, environ 10 % des parcelles présentent un tel risque pour les abeilles solitaires.
Les risques des années pluvieuses
« Nous avons utilisé un modèle conservateur, celui de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, précise M. Bretagnolle. Celui-ci ne tient compte que de la mortalité induite par le produit pur, et non des effets de synergies possibles avec des pathogènes naturels ou d’autres pesticides présents sur la parcelle. Il n’évalue pas non plus les effets sublétaux. » Ces effets non directement mortels, peuvent survenir chez certains pollinisateurs dès la consommation régulière de nectar ou de pollen contaminés à hauteur de 0,1 ppb – soit plus de 400 fois moins que les plus hautes concentrations retrouvées par les chercheurs français. Ces effets peuvent affecter la fertilité, l’immunité ou encore les capacités d’orientation des individus et ainsi éroder, année après année, les populations de pollinisateurs.
« Ces résultats sont doublement alarmants, estime l’écologue Fabrice Helfenstein, qui n’a pas participé à ces travaux. D’abord parce qu’ils montrent que la fréquence de détection de ces produits est élevée, ensuite parce qu’on ne constate pas de déclin, dans le temps, de cette fréquence de détection et de leur concentration dans l’environnement. » Les chercheurs français ont cherché des éléments de réponse à cette énigme : ils constatent, notamment, que les années pluvieuses coïncident avec l’étendue de la contamination des parcelles.
« Il est plausible que ces substances, qui sont solubles dans l’eau, sont remobilisées en cas de fortes pluies, et redistribuées sur des parcelles n’ayant pas nécessairement été traitées l’année précédente », dit M. Bretagnolle. Les néonicotinoïdes étant des molécules dites « systémiques » (qui imprègnent tous les tissus de la plante), elles peuvent être réabsorbées par la végétation poussant sur des sols contaminés. Un constat étayé par plusieurs travaux récents, montrant notamment que le nectar et le pollen des fleurs sauvages poussant aux marges des parcelles traitées sont une voie d’exposition importante des abeilles à ces produits.
Des parcelles « bio » contaminées
En dépit du caractère frappant de ces résultats, M. Helfenstein se dit « peu étonné ». « Vu le caractère massif de leur utilisation au cours des dernières années, principalement en traitement préventif des semences, on peut s’attendre à trouver des néonicotinoïdes dans tous les paysages où ils ont été utilisés », dit-il. L’écologue parle en connaissance de cause : il a dirigé des travaux analogues publiés en mars dans le Journal of Applied Ecology, conduits par plusieurs chercheurs de l’université de Neuchâtel (Suisse). Avec des conclusions allant dans le même sens.
Ces chercheurs ont tenté d’évaluer la présence des principaux « néonics » sur des parcelles conventionnelles, biologiques ou dans des zones d’intérêt écologique (bocages, prairies, etc.), soumise à des mesures de préservation environnementales strictes. Les chercheurs avaient collecté plus de 700 échantillons de sols et de végétations prélevés dans des exploitations ou des propriétés de l’ensemble des régions de basse altitude de la Confédération helvétique.
Tous les échantillons d’exploitations conventionnelles contenaient au moins un « néonic », tandis que 93 % de ceux prélevés sur des fermes « bio » en contenaient également. Et ce, alors que les exploitations en question étaient converties depuis au moins dix ans. Plus étonnant : 80 % des prélèvements effectués dans les zones d’intérêt écologique portaient aussi des traces de ces substances.
Les chercheurs suisses ont utilisé une autre méthode d’évaluation des risques que celle de leurs confrères français. Ils ont considéré 72 espèces d’invertébrés favorables aux cultures (pollinisateurs, prédateurs d’espèces nuisibles, etc.) et, en se fondant sur la toxicité d’un seul des produits mesurés (la clothianidine), ils estiment que les taux de cette seule substance retrouvée sur les parcelles conventionnelles, représentent un risque létal pour 5,3 % à 8,6 % des espèces considérées et un risque sublétal pour 31,6 % à 41,2 % d’entre elles. Ces risques sont très inférieurs sur les autres parcelles (« bio » et zones d’intérêt écologique).
Chercheurs suisses et français cherchent désormais à trouver des financements pour maintenir un réseau de surveillance de la rémanence de ces produits dans l’environnement des deux pays. « Ce projet a démarré en 2018, c’est-à-dire l’année de leur interdiction, non seulement sur les cultures attractives pour l’abeille, mais aussi sur le blé, l’orge, etc., explique Sabrina Gaba (INRA), coordinatrice du projet. Il concerne dix sites en France, représentant toutes les zones de grandes cultures françaises. »