Le fort tremblement de terre survenu lundi 11 novembre dans le sud-est de la France interroge la communauté scientifique. Une carrière de l’entreprise Lafarge exploitée à proximité de l’épicentre intrigue les chercheurs : pourrait-elle l’avoir influencé ou déclenché ? Le CNRS a décidé d’enquêter. Si cette hypothèse n’est pas établie, l’activité humaine a déjà provoqué des séismes, en France comme à l’étranger. D’après Pauline de Deus pour l’Humanité et Nicolas Berrod pour Le Parisien. Lire aussi Les « richesses de la nature » sont devenues « ressources extractives » : imposons la transparence dans les industries minières ! et Des tremblements de terre provoqués par les humains.
Un habitant constate les dégâts causés par le séisme, au Teil (Ardèche), le 12 novembre 2019. AFP/Jeff Pachoud
L’homme peut-il déclencher un tremblement de terre ? Au sein de la communauté scientifique, cette question n’en est plus vraiment une. À l’étranger, il existe au moins 15 cas de séismes liés à des carrières et des mines à ciel ouvert. Et cela, sans compter les autres activités humaines (exploitation d’hydrocarbures, mise en eau de grands barrages, etc.) Dans le cas du séisme intervenu aux alentours de Montélimar, dans la Drôme et l'Ardèche, la question a immédiatement été posée. Il faut dire que son intensité, estimée à 5,4 sur l’échelle de Richter, est particulièrement rare en France. Au Teil, commune où est localisé l’épicentre, c’était la toute première fois que les habitants sentaient la terre remuer, lundi 11 novembre. Quelques secondes auront suffi pour blesser quatre personnes et rendre des centaines de bâtiments inhabitables. Au total, près 1 400 personnes doivent être relogées.
Des tirs de mines réguliers
Hormis sa force, l’autre caractéristique de ce séisme est sa faible profondeur. Alors que les tremblements de terre de cette magnitude interviennent généralement à une dizaine de kilomètres de la surface, celui-ci s’est produit à moins de 3 kilomètres et a atteint la surface. Difficile de connaître la localisation précise de l’épicentre, mais une chose est sûre : la carrière de calcaire exploitée par LafargeHolcim est située au-dessus de la faille qui a rompu. A-t-elle pu influencer le déroulement de ce séisme, voire même le déclencher ? Ce sont les questions auxquelles cherchent à répondre une quinzaine de chercheurs du CNRS et d’autres organismes et universités partenaires.
Cette carrière dite de la montagne Saint-Victor est bien connue en Ardèche. C’est là, entre la commune du Teil et celle de Viviers, que les frères Pavin de Lafarge, Léon et Édouard, ont débuté une activité industrielle à partir de 1833. Aujourd’hui, la carrière est toujours active. Le groupe Lafarge, fusionné en 2015 avec son concurrent Holcim, en est l’exploitant et continue de se développer sur son territoire historique. En 2018, un arrêté préfectoral a permis à la cimenterie de poursuivre son activité pour une durée de trente ans et même d’étendre sa zone d’exploitation à 13 hectares supplémentaires – 170 hectares au total. Ce document précise que la production moyenne de la carrière est de 1,4 million de tonnes de calcaire par an, avec, au maximum, 3 100 tonnes par jour.
Pour casser la roche et en extraire du calcaire, des tirs de mines ont lieu régulièrement. Au Teil, dans le quartier Frayol, proche de la carrière, les habitants ont l’habitude d’entendre les explosions. Quand la terre a tremblé, c’est à ça qu’ils ont immédiatement pensé : « Comme si tout un stock avait explosé », raconte un couple. Mais, d’après Christophe Voisin, sismologue à l’Institut des sciences de la terre (ISTerre) et membre du groupe de recherche du CNRS, plusieurs autres pistes sont suivies, dont celle de l’impact d’une extraction superficielle (à 30 mètres de profondeur) mais intensive sur la faille et sur le déroulement du séisme lui-même.
Quels sont les éléments qui accréditent cette piste ?
Une équipe de chercheurs, composée notamment de sismologues et d'un représentant de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), s'est rendue sur place. Comme l'a révélé Le Point jeudi 14 novembre, ces experts n'excluent pas que la carrière soit liée à ce tremblement de terre. « Rien n'est établi, mais c'est quelque chose qui nous intéresse », nous confirme Bertrand Delouis, sismologue au laboratoire Géoazur et qui dirige cette « cellule post-sismique ».
Extraire de la roche dans une carrière allège ce qui se trouve au-dessus de la surface, et cela fragilise les sous-sols. Pour illustrer ce phénomène, Florent Brenguier, de l'Institut des sciences de la Terre (ISTerre) de Grenoble, prend l'exemple d'une table qu'on cherche à bouger. « Plus la charge sur la table est importante, plus c'est compliqué de la déplacer », souligne-t-il.
Les experts analysent « plusieurs critères » pour établir un éventuel lien entre la carrière et le séisme, explique Jean Schmittbuhl, directeur de recherche au CNRS et membre du Réseau National de surveillance sismique (RéNaSS). « Il y a la distance avec une activité humaine, la sismicité naturelle dans la zone, la profondeur du séisme, etc », énumère le sismologue.
Chose intrigante : le séisme en Ardèche s'est produit à faible profondeur, entre 1 et 3 km, et la faille est visible à la surface. Les images satellites ont montré que la carrière est située au-dessus de la rupture. Un groupe de scientifiques mandaté par le CNRS va évaluer la probabilité que l'activité de la carrière soit à l'origine du déclenchement du séisme.
Mais attention : même si l'exploration de la carrière est en cause, elle ne serait pas la seule responsable. Cette région de la vallée du Rhône est, en effet, connue pour sa sismicité naturelle importante. « Sans cette carrière, le séisme de lundi aurait de toute façon eu lieu, mais sans doute beaucoup plus tard, par exemple dans 1000 ans », souligne Florent Brenguier. Plutôt que « causé par », on parlerait plutôt d'un séisme « déclenché par » la carrière.
De son côté, le directeur général adjoint de l'IRSN en charge du pôle santé environnement, Jean-Christophe Gariel, nous indique suivre très attentivement l'avancée de ces études. Il faut dire que plusieurs centrales nucléaires sont présentes dans la zone. « Si on me dit du jour au lendemain qu'on va faire de l'exploitation de gaz de schiste ou construire une carrière à côté d'une centrale nucléaire, et que ça conduira à de la sismicité induite, ça change beaucoup de choses », souligne le responsable, qui attend, « calmement », de « récupérer toutes les informations » concernant le tremblement de terre dans l'Ardèche.
Contacté, le groupe Lafarge dit n'être « pas en mesure, en l'état actuel de ses connaissances, de porter un avis sur l'existence d'un lien éventuel entre ses opérations et le séisme ». L'entreprise assure aussi être « en lien avec les scientifiques ». Lafarge est « très coopérative », confirme le groupe de chercheurs qui lui demandent notamment les quantités de pierres retirées.
L'activité humaine a-t-elle déjà causé des séismes en France ?
Oui… mais dans des cas différents de celui d'une carrière. Mardi puis mercredi, deux secousses de magnitude moins élevée (3,1 et 2,6) ont été ressenties dans l'est de la France, notamment à Strasbourg. Le RéNaSS classe sur son site ces séismes comme étant des « événements induits ». Cela signifie que l'origine humaine est l'hypothèse la plus probable à l'heure actuelle, même si, là aussi, des analyses en cours.
Dans cette région, c'est la géothermie qui pourrait être en cause. Car le groupe Fonroche exploite un site à proximité. Pour capter la chaleur souterraine, beaucoup d'eau est injectée à très forte forte puissance dans le sous-sol. « Ça lubrifie les roches, qui glissent plus facilement au niveau des failles, ce qui peut déclencher des séismes », expose Florent Brenguier.
Fonroche s'est défendu dans un communiqué, assurant que son usine était « à l'arrêt depuis le 8 novembre au matin », soit quatre jours avant la secousse. Ce qui ne dédouane pas forcément l'entreprise pour autant. « On a déjà connu dans la région une activité sismique différée de quelques jours, mais d'une magnitude beaucoup plus faible », souligne Jean Schmittbuhl.
Le même phénomène peut se produire à proximité des sites d'extraction de gaz ou de pétrole de schiste, qui utilisent la méthode de la fracturation hydraulique. Cette technique, critiquée également pour son impact néfaste sur l'environnement, est interdite en France par la loi du 13 juillet 2011.
Concernant les carrières, il y a régulièrement des « tirs de carrière » qui provoquent des secousses, mais il n'y a pas eu en France de séisme tectonique déclenché à proximité d'un tel site.
Quels sont les précédents dans le monde ?
À l'étranger, on trouve la trace de séismes induits de forte magnitude. En Corée du Sud, les études ont montré que la secousse de magnitude 5,4 en novembre 2017 avait été causée par la géothermie dans la région.
Aux Etats-Unis, « la zone la plus sismique n'est plus la Californie, mais l'Oklahoma, où il y a beaucoup d'exploitation de gaz et de pétrole de schiste », souligne Florent Brenguier.
Concernant l'impact d'une carrière, des précédents existent également, notamment en Pennsylvanie dans les années 1990.
Certains pays ont préféré prendre les devants. Le Royaume-Uni a annoncé début novembre suspendre la fracturation hydraulique pour extraire du gaz en schiste, en raison du risque de séismes. En août dernier, les habitants de la région du Lancashire avaient ressenti une secousse d'une magnitude de 2,9. Le régulateur officiel a établi un lien probable avec un site d'exploitation de gaz de schiste, situé à proximité.
Une causalité difficile à démontrer
Si, après l’enquête scientifique, un lien entre l’activité industrielle et le séisme est avéré, pourrait-il remettre en question l’exploitation d’une cinquantaine de carrières de cimenterie présentes en France ? « Il faut attendre les conclusions du rapport. Mais chaque situation présente ses propres caractéristiques », insiste Christophe Voisin, prudent. À moins de 15 kilomètres de là, toujours au bord du Rhône, une carrière de calcaire, exploitée par le groupe Calcia, est aussi située à proximité de failles. Alors que sa voisine n’est autre que la centrale nucléaire de Cruas-Meysse, la question du risque mérite d’être posée. Mais la réponse n’est pas si simple. « La sismicité induite (provoqué par l’activité humaine) est une discipline de recherche encore récente, précise le scientifique. Elle va être amenée à se développer. » Le travail du CNRS concernant ce séisme ainsi que sur ceux de Strasbourg – intervenus les 12 et 14 novembre, à quelques kilomètres d’un site de géothermie profonde – pourrait permettre d’en savoir plus sur ces risques et de commencer à s’en prémunir. « Toutefois, les liens de causalité entre rupture sismique et activité industrielle restent difficiles à démontrer », avertit le sismologue.
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