Le confinement limite l’accès à la nature. Beaucoup d’habitants n’ont pas, dans le kilomètre autour de chez eux, d’espaces verts. Les partis Europe Écologie-Les Verts (EELV) et Génération écologie, ainsi que des personnes vivant dans un lieu ne leur permettant pas l’accès à la nature pendant le confinement ont déposé mercredi 18 novembre un référé-liberté devant le Conseil d’État. D'après Marie Astier pour Reporterre et Latifa Madani pour l'Humanité le 18 novembre 2020. Lire aussi L’homme et l’arbre font société, Des citoyens financent des réserves de vie sauvage depuis 30 ans et La nature est un champ de bataille.
L’accès à la nature est-il une liberté fondamentale ? Le Conseil d’État devra trancher cette question soulevée dans le référé liberté déposé le 16 novembre par Europe Écologie-Les Verts, Génération écologie et des citoyens privés d’accès à tout espace vert ou naturel de taille suffisante. Ils demandent l’abrogation du décret dit 1 km-1 h, du 29 octobre, limitant à 1 km et à 1 heure le déplacement pour les promenades et l’activité physique.
Ce que dit la charte de l'environnement
Outre la liberté d’aller et venir, garantie par la Constitution, « l’accès à la nature peut être considéré comme une liberté fondamentale si on se réfère à la charte de l’environnement », estime Sébastien Mabile, du cabinet Seattle, avocat des requérants. « C’est une composante du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, proclamé à l’article 1 er de la charte, qui a valeur constitutionnelle », explique-t-il.
Il s’appuie pour cela sur une jurisprudence du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne. En 2005, les juges administratifs avaient considéré que « en adossant à la Constitution une charte de l’environnement, le législateur a nécessairement entendu ériger le droit à l’environnement en “liberté fondamentale” de valeur constitutionnelle ».
L'enjeu de l'égalité
Le droit au respect de la vie privée familiale, reconnu par la Convention européenne des droits de l’homme (article 8), est lui aussi invoqué dans la requête au Conseil d’État. La Cour européenne l’a souvent cité dans des dossiers de pollution et d’environnement dégradé. Maître Mabile n’a pas manqué, pour blinder le référé, d’évoquer la Convention des droits de l’enfant de 1989. « On considère que le fait pour les enfants d’être privés de l’accès à des espaces verts ou naturels constitue une violation de leurs droits », assure-t-il.
L’accès à la nature ne pose pas la seule question de la liberté et des droits. Il soulève celle de l’égalité. « Ce kilomètre constitue une rupture du principe d’égalité car, pour beaucoup de Français, il n’y a pas de parcs et jardins dans ce périmètre », affirme Julien Bayou, secrétaire national d’EELV.
Des risques d'accidents
Une vingtaine de citoyens se sont joints à la requête des partis politiques devant le Conseil d’État. Ils habitent en zone périurbaine et en milieu rural. « Nous avons des témoignages qui rapportent que, depuis le confinement, il y a de plus en plus de personnes habitant des bourgs entourés de terres agricoles qui se promènent sur les bas-côtés des routes, alors qu’il y a des voies sécurisées à 5 ou 10 kilomètres, ce qui multiplie les risques d’accident et l’exposition aux pollutions », déplore Sébastien Mabile.
En Île-de-France, près de 45 000 personnes dans les Hauts-de-Seine (3 % des habitants) et 33 000 en Seine-Saint-Denis (2 %) n’auraient pas accès « légalement » à un espace de nature, indique Léa Tardieu, chercheuse spécialisée en économie de l’environnement à l’institut de recherche Inrae (le Parisien du 15 novembre). En conséquence, alors que les gestes barrières nécessitent une distanciation physique, on observe plutôt, en milieu urbain, des concentrations plus importantes dans les petits squares.
Des adaptations possibles
Un accès égal à la nature est aussi – et surtout, peut-on dire – une question de santé publique. Le risque de contamination en milieu naturel ouvert est quasiment nul alors qu’à l’inverse, la sédentarité et la privation de contact avec la nature ont des incidences négatives sur la santé physique et mentale (voir encadré).
Comment dès lors comprendre la logique du gouvernement avec son décret 1 km-1h ? À l’argument du risque d’accidents, qui satureraient encore plus nos hôpitaux, beaucoup rétorquent que le jardinage ou d’autres travaux domestiques en comportent aussi.
« Notre objectif n’est pas de casser le confinement, tous les requérants sont conscients de la nécessité des mesures sanitaires », assure Sébastien Mabile. « Nous proposons des adaptations pour concilier les intérêts des uns et des autres, comme étendre la distance limitée et restreindre la pratique des sports à risques. » Face à autant d’arguments factuels et juridiques, le Conseil d’État sera-t-il convaincu ? Depuis le début de la pandémie, l’institution saisie en référé liberté n’a pas encore invalidé de mesure gouvernementale.
Les bénéfices du contact avec la nature
Au printemps, lors du premier confinement, plusieurs pétitions réclamaient le droit à la nature. L’une d’entre elles, « Pour un accès raisonné à la nature », initiée par l’un des requérants du référé liberté, Billy Fernandez, accompagnateur en montagne, et Solène Petitdemange, médecin généraliste, avait recueilli près de 200 000 signatures. Elle démontrait, citant des études scientifiques, l’effet bénéfique du contact avec la nature et de l’activité physique sur la santé, sur le système immunitaire, sur les conduites addictives et sur la guérison.
Vivre sans la nature ?
Cynthia Fleury, philosophe : « La première vague et son confinement avaient déjà fortement fait pencher la balance, le deuxième confinement assoit l’hypothèse : quitter la capitale, aller se réfugier à la campagne, vivre plus directement avec la nature.
Avant de sauter le pas, prenons le temps de lire Éric Lambin, avec Une écologie du bonheur (le Pommier, 2020), qui s’interroge sur l’articulation vertueuse entre bonheur et nature, en se demandant si celle-ci est nécessaire à notre épanouissement humain. Conclusion sans appel : « Préserver la nature est (…) à la fois dans l’intérêt égocentrique de chacun, mais aussi dans l’intérêt anthropocentrique de l’homme, au nom de la raison morale qui lie tous les membres de l’humanité. » C’est donc la piste de la valeur instrumentale, sans nier la valeur intrinsèque de la nature, que Lambin emprunte pour essayer de transformer nos motivations en vue d’une modification comportementale et politique plus globale. Déforestation, érosion des sols, expansion agricole démesurée, perturbation du cycle de l’eau, acidification des océans, surpêche, tout cela a aussi un coût humain, en matière de santé physique et psychique, sans parler des inégalités économiques plus ou moins renforcées par des dynamiques de grande extraction des ressources naturelles. En matière de changement des comportements, la répartition se joue ainsi, sachant qu’elle peut également coexister à l’intérieur d’une même personne. Moins de 20 % des personnes sont prêtes à modifier pour des raisons éthiques leur mode de consommation et de production. Entre 20 % et 30 % des personnes sont des « free riders », des resquilleurs qui profitent du système et protègent leurs intérêts particuliers. Le « marais » ou la « plaine », aurait dit la Révolution. Le reste sont des « suiveurs » ou « coopérateurs conditionnels ». Plus vous avez dans la ligne de mire des « free riders », moins les suiveurs sont prêts à faire évoluer leur comportement vers des normes morales et sociales plus hautes.
Steven Pacala, biologiste de l’université de Princeton, a par ailleurs calculé l’impact très néfaste : en 2007, la moitié des émissions mondiales de dioxyde de carbone a pour origine seulement 7 % de la population mondiale. Lambin rappelle les facteurs liés à une existence heureuse, au nombre de cinq : la situation personnelle (santé, vie affective, loisirs, travail, mobilité), le sentiment de sécurité (peur de la criminalité, des conflits, des guerres), l’environnement social (l’appartenance à un réseau de relations, la confiance, la disponibilité d’une aide en cas de besoin), l’environnement institutionnel (les libertés, la participation politique, le bon fonctionnement de la justice) et l’environnement naturel (l’exposition au bruit et à la pollution, l’accès aux espaces naturels préservés, le sentiment de connexion à la nature). Au terme d’une enquête fouillée, la dégradation de l’environnement entraîne l’appauvrissement de l’expérience humaine et du bonheur. »
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