De nouveaux travaux suggèrent l’existence d’un point de non-retour dont on serait aujourd’hui proche, qui se situe probablement entre 1,5 °C et 2,5 °C de réchauffement. D’après l'article du journal de la National Academy of Sciences of the USA dans Earth, Atmospheric, and Planetary Sciences qui sera publié le 30 mars 2021 dans Proceeding of the National Academy of Sciences, et Audrey Garric le 15 mars pour Le Monde. Lire aussi «Les glaciers sont des partenaires sociaux... » et Fonte des glaces, réchauffement et élévation des océans, inondations… le constat alarmant du GIEC.
C’est une découverte scientifique qui débute comme un film d’espionnage. En 1966, en pleine guerre froide, des chercheurs de l’armée américaine perforent la glace du nord-ouest du Groenland, au niveau de leur base secrète de Camp Century.
Sous couvert de recherches, il s’agit de cacher sous la banquise 600 missiles nucléaires à portée de l’Union soviétique. Pratiquant un forage de 1 400 m de profondeur, les chercheurs extraient un peu plus de 3 m de carotte de sédiments sous-glaciaires, qu’ils congèlent et transfèrent dans un entrepôt, à Copenhague. Une archive unique, qui sera finalement… oubliée pendant plusieurs décennies.
La redécouverte de ces sédiments, en 2017, et leur analyse par une équipe internationale de chercheurs – dont les résultats sont publiés lundi 15 mars dans le journal de l’Académie des sciences américaine, Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) – constituent une avancée dans la compréhension de l’histoire du Groenland. Un voyage dans le temps, qui éclaire le futur de cette calotte grandement fragilisée par le réchauffement climatique et sa contribution à l’élévation du niveau de la mer.
Les travaux de l’équipe américano-européenne montrent que la calotte groenlandaise a disparu au moins une fois au cours du dernier million d’années, sous un climat à peine plus chaud que l’actuel. Il y a un million d’années, le Groenland a ainsi fondu, quasi totalement.
La calotte de la zone de Camp Century – qui mesure actuellement plus d’un kilomètre d’épaisseur – avait laissé place à une végétation de type toundra (mousse et buissons), et peut-être également à quelques arbres (environnement de taïga). La température mondiale globale était alors plus élevée de 2,5 °C (environ) que celle de l’ère préindustrielle, et le niveau des mers de 10 m plus haut. L’inlandsis groenlandais renferme en effet suffisamment de glace pour faire monter les mers de 6 m, et l’Antarctique, au pôle Sud, y a sans doute également contribué.
« Point de bascule »
Un deuxième épisode de réchauffement fait encore débat. « Il est possible que le Groenland ait aussi en partie disparu il y a quatre cent mille ans », indique Jean-Louis Tison, glaciologue à l’Université libre de Bruxelles et l’un des auteurs de l’étude. La température globale était alors entre 1,5 °C et 2 °C plus élevée qu’à l’ère préindustrielle.
A ces deux exceptions près, la majorité du Groenland a été couverte de glace la plupart du temps au cours du dernier million d’années, indique l’étude. « Nous sommes certains, précise Jean-Louis Tison, que le Groenland n’a pas disparu lors de la dernière période interglaciaire, il y a cent vingt-cinq mille ans », période durant laquelle les températures moyennes globales étaient 1 °C à 1,5 °C plus chaudes que les températures préindustrielles.
Pour les scientifiques, ces travaux suggèrent l’existence d’un point de non-retour dont nous serions aujourd’hui proches. « Le point de bascule [tipping point, en anglais] pour l’intégrité de la calotte groenlandaise se situe probablement entre 1,5 °C et 2,5 °C de réchauffement, avertit Pierre-Henri Blard, glaciologue et géochronologue (CNRS) à l’université de Lorraine, également coauteur de l’étude. Il s’agit d’une observation empirique géologique qui renforce l’importance de limiter le réchauffement anthropique en deçà de 2 °C – et plus sûrement de 1,5 °C –, comme le prévoit l’accord de Paris sur le climat. »
« Le problème est urgent »
En 2020, la température moyenne était de 1,2 °C plus élevée que le niveau préindustriel, et chaque année ou presque voit de nouveaux records être établis. Les engagements volontaires pris par les Etats dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat conduisent pour l’instant à un réchauffement de plus de 3 °C à la fin du siècle, voire de plus de 4 °C (dans la mesure où ces objectifs ne sont, pour l’instant, pas tenus).
S’il existe un risque de fonte irréversible du Groenland, « nos travaux de paléoclimatologie ne disent pas à quelle vitesse la calotte glaciaire pourrait disparaître, prévient Pierre-Henri Blard. D’autres travaux, notamment de modélisation, sont nécessaires pour savoir s’il s’agit de cinquante ans ou de plusieurs milliers d’années. »
Quoi qu’il en soit, « le problème est urgent », avertissent les deux chercheurs, qui rappellent que la hausse du niveau marin prévue à la fin du siècle – sans compter une débâcle totale du Groenland – « pourrait affecter plusieurs centaines de millions d’êtres humains dès les cinquante années à venir ».
La situation est d’autant plus inquiétante que la disparition du Groenland il y a un million d’années est intervenue à une période où la concentration en dioxyde de carbone (CO2) était bien plus basse qu’aujourd’hui – de l’ordre de 280 parties par million (ppm). Désormais, cette concentration dépasse 410 ppm, ce qui interroge sur le devenir de la calotte. « Les modèles nous montrent que, contrairement au passé, la calotte glaciaire du Groenland ne pourrait pas se reformer si elle disparaissait, en raison de la hausse continue du réchauffement climatique et de la concentration en CO2 », précise Jean-Louis Tison.
Qualité des archives redécouvertes
« Cette étude est très intéressante et importante, car elle éclaire la réponse du Groenland à des perturbations climatiques, juge Aurélien Quiquet, modélisateur des calottes polaires au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, qui n’a pas participé à l’étude. On dispose actuellement d’observations précises par satellite, qui montrent une perte de masse multipliée par six en quarante ans. Mais on manquait de données sur les évolutions de la calotte sur une échelle de temps plus longue. »
Comment cette, équipe menée par Andrew Christ (université du Vermont), est-elle parvenue à une telle prouesse ? D’abord grâce à la qualité des archives redécouvertes. « Les calottes glaciaires congèlent et préservent le matériel sous-glaciaire de manière très efficace, mais c’est un miracle de découvrir des structures délicates de plantes aussi bien conservées, avance Jean-Louis Tison. Ce sont des fossiles, mais ils semblent n’être morts qu’hier. » Les chercheurs ont ainsi été étonnés de découvrir des branches, des racines, des feuilles ou des mousses mélangées au sable et à la roche.
Sédiments (brindilles, mousses) retrouvés dans les carottes conservées depuis 1966 et analysées depuis 2017. UVM
Ensuite grâce à la progression des techniques de datation. Les chercheurs ont mesuré les quantités de nucléides cosmogéniques Béryllium-10 (10Be) et Aluminium 26 (26Al) dans ces sédiments sous-glaciaires. « Ce sont des isotopes rares, qui ont la particularité d’être produits par les particules cosmiques, mais uniquement quand la roche est exposée à la surface, en l’absence de glace. Quand la calotte de glace est en place, elle joue un rôle d’écran aux particules cosmiques et le rapport 26Al/10Be décroît par radioactivité. L’analyse de ce rapport permet donc de dater la durée de l’enfouissement sous-glaciaire », explique Pierre-Henri Blard. Cette technique prouve la survenue d’au moins une déglaciation du Groenland (ou peut être de deux) au cours du dernier million d’années avant notre ère.
Ces données chronologiques ont été croisées avec celles obtenues dans deux autres carottes, forées dans les années 1990 au centre du Groenland, et qui ont été réinterprétées. Elles montrent que la quasi-totalité du Groenland était déglacée il y a un million d’années, en ligne avec l’un des résultats issus de Camp Century. « Le fait de ne pas avoir de glace, ni au centre du Groenland, soit la zone d’accumulation, ni sur l’un des côtés de la calotte confirme son absence générale », indique Jean-Louis Tison.
Les chercheurs espèrent pouvoir réaliser d’autres forages dans les prochaines années, afin de retracer l’évolution spatiotemporelle de l’ensemble du Groenland. Une manière d’affiner ces archives uniques du climat passé.