Le début d’un article tout à fait passionnant de Razmig Keucheyan, sociologue, pour Le Monde Diplomatique de mars 2014.
Ce texte s’inspire de son ouvrage La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Zones, Paris, paru au début du mois. Il y développe en particulier les liens entre la crise budgétaire des Etats et la crise environnementale: c'est la crise fiscale qui justifie la financiarisation de la nature. Après les quotas "carbone" et leurs bourses, voici les "dérivés climatiques" et les "obligations catastrophes"… un peu les "subprimes" de l'environnement ... dont seuls 3 des 200 émis depuis 15 ans ont été « déclenchées » pour réparer les dégâts climatiques !
Quand la finance se branche sur la nature
Sécheresses, ouragans, inondations : aux quatre coins du monde, les catastrophes climatiques charrient leur lot de drames humains et d’images spectaculaires. Et posent une question prosaïque : qui paiera les dégâts ? Quand ils ont trop à perdre, les assureurs se défaussent sur les Etats. Mais ces derniers, étranglés par la dette, peinent à assumer. Ils se tournent alors vers les marchés financiers, leurs calculs glacials et leurs produits spéculatifs.
En novembre 2013, le « supertyphon » Haiyan s’abattait sur l’archipel des Philippines : plus de six mille morts, un million et demi de logements détruits ou endommagés, 13 milliards de dollars de dégâts matériels. Trois mois plus tard, deux courtiers appartenant aux compagnies d’assurances privées Munich Re et Willis Re, accompagnés de représentants du Bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophe (UNISDR), présentaient aux sénateurs philippins un nouveau produit financier destiné à pallier les déficiences supposées de l’Etat en matière de gestion des désastres climatiques : le Philippines Risk and Insurance Scheme for Municipalities (PRISM). Une sorte d’emprunt catastrophe à haut rendement que les municipalités proposeraient à des investisseurs privés. Ces derniers percevraient des taux d’intérêt plantureux subventionnés par l’Etat, mais, en cas de sinistre d’une force et d’une gravité prédéfinies, ils perdraient leur mise.
« Dérivés climatiques » (weather derivatives), « obligations catastrophe » (catastrophe bonds ou cat bonds) et autres produits d’assurance climatique connaissent un succès retentissant. En plus de pays asiatiques, le Mexique, la Turquie, le Chili ou encore l’Etat américain de l’Alabama, durement affecté par l’ouragan Katrina en 2005, y ont recouru sous une forme ou une autre. Pour les promoteurs de ces instruments, il s’agit de confier l’assurance des risques naturels et tout ce qui l’entoure − primes, évaluation des menaces, dédommagement des victimes − aux marchés financiers. Mais pourquoi la finance s’imbrique-t-elle à la nature précisément au moment où celle-ci manifeste des signes d’épuisement toujours plus distincts ?
Pendant plusieurs siècles, la Terre a procuré au système économique matières premières et ressources à bas prix. L’écosystème parvenait également à absorber les déchets de la production industrielle. Or ces deux fonctions ne s’opèrent plus aussi facilement. Non seulement le prix des matières premières et de la gestion des déchets augmente, mais la multiplication et l’aggravation des désastres naturels font monter le coût global de l’assurance. Laquelle exerce une pression à la baisse sur le taux de profit des acteurs industriels. Ainsi la crise écologique n’est-elle pas seulement le reflet, mais aussi le possible déclencheur d’une crise du capitalisme.
(suite dans l’édition papier ou sur http://www.monde-diplomatique.fr/2014/03/KEUCHEYAN/50199)