Lundi 6 mai, la plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le « GIEC de la biodiversité », a publié au siège de l’Unesco à Paris, le premier rapport intergouvernemental d’évaluation mondiale sur la biodiversité. Sur la Terre comme au fond des océans, une espèce sur huit, animale et végétale, risque de disparaître à brève échéance – une menace l’espèce humaine. Audrey Azoulay, directrice de l’Unesco, et Robert Watson, président de l’IPBES, alertent sur l’urgence d’agir pour protéger « notre patrimoine mondial environnemental ». Pour Yann Laurans, de l’Institut du développement durable et des relations internationales, le système agroalimentaire est au cœur de l’effondrement du vivant. D’après Robert Watson, Audrey Azoulay, Yann Laurans, Pierre Le Hir, du 6 au 8 mai pour Le Monde. Cf. Un rapport mondial mesure l'impact de la perte accélérée de biodiversité, La Convention sur la Diversité Biologique CDB - COP14 constate l’échec des objectifs fixés en 2010 et Sur tous les continents, la nature et le bien-être humain sont en danger.
C’est un chiffre choc, propre à frapper les esprits, les consciences et peut-être les cœurs : un million d’espèces animales et végétales – soit une sur huit – risquent de disparaître à brève échéance de la surface de la Terre ou du fond des océans. Telle est l’alerte, lancée lundi 6 mai, à Paris, à l’adresse des gouvernants et des peuples, par la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Pour engager à l’action plutôt qu’à la résignation, celle-ci veut pourtant garder espoir : éviter le pire est encore possible, à condition de mettre fin à la surexploitation de la nature.
Réunis depuis une semaine à la Maison de l’Unesco, les représentants de 110 pays, sur les 132 que compte cette organisation onusienne, souvent appelée le « GIEC de la biodiversité », ont négocié, terme à terme, avant de l’approuver à l’unanimité selon la règle, un « résumé pour les décideurs », d’une quarantaine de pages. Celui-ci s’appuie sur un rapport exhaustif de plus de 1 700 pages, fruit de trois ans de recensement et d’analyse de données par plusieurs centaines d’experts, sur l’état de la biodiversité mondiale. Produit d’années de recherche et de coopération internationale avec des chercheurs du monde entier et le soutien des Nations unies à travers l’Unesco, la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture], l’UNEP [programme des Nations unies pour l’environnement], et le PNUD [programme des Nations unies pour le développement], ce rapport a été adopté par 132 pays. Le document final traduit donc un consensus, à la fois scientifique et politique, qui lui donne tout son poids.
« La santé des écosystèmes dont nous dépendons, comme toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais, résume le président de l’IPBES, le Britannique Robert Watson. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » Mais, ajoute-t-il, « il n’est pas trop tard pour agir, mais seulement si nous commençons à le faire maintenant à tous les niveaux, du local au mondial ».
Une disparition accélérée des espèces
« Les activités humaines menacent d’extinction davantage d’espèces au niveau mondial que jamais auparavant », avertit solennellement l’IPBES, qui fait état d’un taux actuel d’extinction « au moins des dizaines ou des centaines de fois supérieur à ce qu’il a été en moyenne durant les dernières 10 millions d’années ».
Ce sont ainsi « environ un million d’espèces [qui] sont déjà menacées d’extinction, pour beaucoup dans les prochaines décennies ». Cela, sur un total de 8,1 millions d’espèces animales et végétales, dont 5,9 millions terrestres et 2,2 millions marines, sachant que ces chiffres sont des estimations, puisque seulement 15 % environ du vivant est connu et répertorié. Autrement dit, une espèce sur huit est en danger de mort.
Il faut noter qu’à eux seuls les insectes représentent plus des deux tiers de l’ensemble des espèces (5,5 millions) et que 10 % d’entre elles sont jugées menacées. Le taux est donc plus élevé pour le reste de la faune et de la flore sauvage. Sur les 97 000 espèces évaluées avec précision par l’Union internationale pour la conservation de la nature, un quart sont en réalité en « liste rouge », c’est-à-dire en danger de disparition.
Chez les vertébrés, c’est le cas de 25 % des mammifères (et 39 % des mammifères marins), 41 % des amphibiens, 19 % des reptiles, 13 % des oiseaux, 7 % des poissons, 31 % des raies et requins. Parmi les invertébrés, 33 % des récifs coralliens, 27 % des crustacés, 7 % des gastéropodes, 15 % des libellules sont dans la même situation. Dans le règne végétal, les taux s’échelonnent entre 16 % et 63 % selon les groupes taxonomiques avec, par exemple, un risque de 34 % pour les conifères.
Et la machine à broyer le vivant s’emballe : si rien n’est fait pour l’arrêter, les experts annoncent « une nouvelle accélération du rythme mondial d’extinction ».
Des écosystèmes sous pression
Dans une formule saisissante qui n’a pas été reprise dans le résumé pour les décideurs, le rapport scientifique précise que, d’ores et déjà, plus d’un demi-million d’espèces terrestres peuvent être considérées comme des « espèces mortes ambulantes » si leurs habitats ne sont pas restaurés. Car telle est la principale cause de cet effondrement : 75 % des milieux terrestres sont « altérés de façon significative », 66 % des milieux marins subissent « de plus en plus d’impacts cumulatifs », et plus de 85 % des zones humides « ont été perdues ».
L’un des intérêts du rapport est de hiérarchiser les facteurs de la perte de biodiversité, tous imputables aux activités humaines. En tête (30 % des impacts) arrive le changement d’usage des milieux naturels. En clair, la destruction et la fragmentation des habitats, dues en très grande partie à la déforestation au profit des cultures agricoles, des plantations de palmiers à huile ou de l’élevage du bétail – le couvert forestier mondial a reculé d’un tiers par rapport à la période préindustrielle –, mais aussi à l’extraction minière, aux grands barrages hydrauliques, aux routes ou à l’étalement urbain.
S’y ajoute (pour 23 %) l’exploitation des ressources naturelles – chasse, pêche, coupes de bois… – ou plutôt leur surexploitation, souvent par des pratiques illégales. Arrivent ensuite, à égalité (14 %), le changement climatique et les pollutions de toutes sortes, des sols, des eaux et de l’air, en particulier par les pesticides, par les déchets industriels (entre 300 et 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques sont déversées chaque année dans les milieux aquatiques) et par le plastique, dont le volume a été multiplié par dix dans les océans depuis 1980.
Les espèces invasives, dont la dissémination est favorisée par le commerce mondial, constituent la dernière des grandes menaces (11 %), d’autres perturbations comme le tourisme jouant pour l’instant un moindre rôle.
Alors que le réchauffement n’était jusqu’alors considéré que comme un facteur aggravant, il est donc aujourd’hui reconnu comme un déterminant majeur. Et les chercheurs estiment qu’il constitue un « risque croissant ».
Des « contributions aux peuples » irremplaçables
En même temps que le tissu du vivant, ce sont aussi « les contributions de la nature aux populations, vitales pour l’existence humaine et la bonne qualité de vie », qui s’amenuisent dramatiquement, mettent en garde les experts. « Ces contributions forment le plus important “filet de sécurité” pour la survie de l’humanité, selon l’Argentine Sandra Diaz, qui a coprésidé l’évaluation de l’IPBES. Mais ce filet a été étiré jusqu’à son point de rupture. »
Plus de deux milliards de personnes dépendent aujourd’hui du bois pour leurs besoins énergétiques, et plus de quatre milliards se soignent par des médecines naturelles. Plus de 75 % des cultures alimentaires, notamment de fruits et légumes, reposent sur la pollinisation. Et les milieux naturels, océans, sols et forêts, absorbent 60 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique. Les écosystèmes sont également indispensables à la qualité de l’air, de l’eau et des terres.
A ces contributions matérielles s’en adjoignent d’autres, plus difficiles à quantifier, d’ordre culturel. La nature est une source « d’inspiration et d’apprentissage, d’expériences physiques et psychologiques » et, plus largement, « d’identité ».
A cet égard, le rapport accorde une large place aux peuples autochtones et aux communautés locales. Ils sont aujourd’hui les gardiens d’au moins un quart des terres de la planète – qu’ils en aient la propriété foncière ou qu’ils les gèrent –, et de plus d’un tiers des territoires encore peu dénaturés par les activités humaines. Mais ce patrimoine est aussi le plus menacé par la prédation croissante de ressources naturelles.
De ce fait, les parties du monde qui subiront le plus des « effets négatifs importants » abritent « de grandes concentrations de peuples autochtones et beaucoup des communautés les plus pauvres ». Les régions tropicales sont ainsi les plus exposées au déclin de leur biodiversité, sous l’effet conjugué du changement climatique, de l’exploitation agricole des terres et du prélèvement de ressources halieutiques.
Les objectifs de développement durable compromis
D’ores et déjà, il est clair que la plupart des objectifs que la communauté internationale s’était fixés en 2010, lors de la conférence de la Convention sur la diversité biologique d’Aichi, au Japon, ne seront pas atteints. Il s’agissait notamment de faire en sorte que, d’ici à 2020, « le rythme d’appauvrissement de tous les habitats naturels [soit] réduit de moitié au moins et si possible ramené à près de zéro », et que « l’état de conservation des espèces menacées [soit] amélioré ». A l’exception du développement d’aires marines et terrestres protégées, pour lesquelles les avancées sont réelles, la situation n’a fait en réalité que se dégrader.
Mais le rapport souligne que si elle se poursuit, la tendance actuelle va également « saper les progrès » nécessaires aux « objectifs de développement durable » des Nations unies pour 2030. Cela, qu’il s’agisse de la lutte contre la pauvreté et la faim dans le monde, ou de l’accès à de l’eau propre et à la santé.
Dans une approche très « altermondialiste », l’IPBES met ainsi en cause un modèle de consommation insoutenable. Au cours du demi-siècle écoulé, la production agricole mondiale a triplé et celle de bois brut a augmenté de 45 %, tandis que le commerce international a été multiplié par dix. Cette pression accrue s’explique en grande partie par la hausse de la population mondiale. Mais, depuis 1980, la consommation moyenne par habitant de ressources naturelles (produits animaux et végétaux, combustibles fossiles, minerais, matériaux de construction) a progressé de 15 % avec, bien sûr, de très fortes disparités entre pays riches et pauvres.
La raréfaction des biens tirés de la nature et leur inégale répartition « alimentent l’instabilité sociale et les conflits », préviennent les auteurs qui avancent le chiffre de « plus de 2 500 conflits en cours » pour l’accès aux ressources fossiles, à l’eau, à la nourriture ou aux terres.
« Changer en profondeur » l’usage de la nature
La perte du « patrimoine commun » que constitue la biodiversité est-elle alors inéluctable ? Elle peut encore être enrayée, assurent les chercheurs. Ceux-ci ont exploré différents scénarios à l’horizon 2050, en combinant paramètres socio-économiques et climatiques. Dans la plupart des projections, la détérioration se poursuit ou s’aggrave, sauf dans le cas d’un « changement en profondeur » de notre usage de la nature. Ce qui suppose une moindre pression sur les terres pour les besoins énergétiques et alimentaires – en particulier en protéines animales –, une croissance démographique « faible ou modérée », ainsi qu’une « atténuation » du changement climatique.
« Nos scénarios montrent qu’il est possible de changer de trajectoire, si nous agissons très rapidement sur notre modèle de consommation, à l’échelle aussi bien individuelle que planétaire », explique Yunne-Jai Shin, chercheuse en écologie marine à l’Institut de recherche pour le développement, qui a coordonné ce chapitre.
L’IPBES met en avant la nécessité de « réformes fondamentales des systèmes financier et économique mondiaux », au profit d’une « économie durable ». Et souligne notamment la nocivité des subventions accordées aux entreprises de pêche, à l’agriculture intensive, à l’élevage du bétail, à l’exploitation forestière ou à l’extraction de minerais et de combustibles fossiles.
C’est dans la partie consacrée aux solutions concrètes que le rapport est le moins précis, en s’abstenant de préconisations chiffrées que les Etats auraient pu juger trop prescriptives. Il liste des « leviers » d’action, comme des « incitations à la responsabilité environnementale et l’élimination des incitations nocives », des « mesures préventives dans les institutions et les entreprises pour éviter la détérioration de la nature, la limiter ou y remédier », assorties d’un « suivi des résultats », ou le « renforcement » des lois et politiques environnementales. Il appelle aussi à une « coopération internationale accrue ».
Il préconise de « reconnaître le savoir, les innovations et pratiques, les institutions et les valeurs des peuples autochtones » – la mention de leurs « droits », présente dans une version antérieure du résumé, a disparu de cette phrase – et de « s’attaquer à la pauvreté et aux inégalités » pour assurer un développement « soutenable ». Il prône encore la promotion d’une agriculture, d’une pêche, plus vertueuses.
Mais l’IPBES ne définit pas d’objectif aussi clair et mesurable que celui qui, dans le domaine du climat, vise à ne pas dépasser 2 °C – et si possible 1,5 °C – de réchauffement. Telle sera la tâche des Etats qui se retrouveront, fin 2020, à Kunming, en Chine, pour la 15e conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique.
« Nous arrivons à un point de bascule. Une prise de conscience des enjeux de la biodiversité est en train de se faire jour, comme cela a été le cas auparavant pour le climat, confiait, dimanche, la secrétaire exécutive de l’IPBES, Anne Larigauderie, qui venait de présenter les conclusions du rapport au G7 de l’environnement, réuni à Metz. Elle doit maintenant se diffuser à tous les niveaux, chez les responsables politiques comme dans les entreprises et chez les citoyens, dans tous les secteurs d’activité. » Tel est précisément le sens de l’alerte rouge des scientifiques.
Photographie aérienne d’un champ d’asperges dans l’ouest de l’Allemagne, en avril 2019. INA FASSBENDER / AFP
« Nous dépendons fondamentalement de la diversité du vivant »
Tribune. Par Audrey Azoulay, Directrice générale de l'Unesco, et Robert Watson, Président de l'IPBES.
Lundi 6 mai, la plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le « GIEC de la biodiversité », dévoile, au siège de l’Unesco [Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture], à Paris, le premier rapport intergouvernemental d’évaluation mondiale sur la biodiversité.
Produit d’années de recherche et de coopération internationale avec des chercheurs du monde entier et le soutien des Nations unies à travers l’Unesco, la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture], l’UNEP [programme des Nations unies pour l’environnement], et le PNUD [programme des Nations unies pour le développement], ce rapport a été adopté par 132 pays.
Il nous rappelle l’urgence de la situation. L’urgence d’agir pour la biodiversité, qui est notre patrimoine mondial environnemental. L’urgence d’agir ensemble pour les générations futures.
Une menace pour la paix mondiale
La biodiversité est le tissu vivant de notre planète. Sa disparition compromet les contributions vitales qu’apporte la nature à l’humanité, mettant en péril l’économie, les moyens de subsistance, le patrimoine culturel matériel et immatériel de l’humanité dans sa diversité, la sécurité alimentaire et la qualité de vie, et constitue une menace majeure pour la paix et la sécurité mondiales. En outre, la perte de biodiversité touche de manière disproportionnée les populations les plus vulnérables, aggravant ainsi les inégalités.
Nous dépendons fondamentalement de cette diversité du vivant dans ce qui nous constitue en tant que sociétés.
Nous vivons peut-être le début de la sixième extinction de masse des espèces dans l’histoire de notre planète, avec une disparition qui avance à un rythme pouvant être des dizaines à des centaines de fois supérieur au rythme naturel. Le constat est accablant : le rapport estime entre 500 000 et 1 000 000 le nombre d’espèces menacées d’extinction dans les prochaines décennies.
Nous ne pouvons pas accepter de poursuivre sur cette voie qui conduirait à une destruction massive et rapide de la diversité du vivant, qui dilapiderait notre bien commun ainsi que la beauté du monde vivant. Ce qui signifierait une spoliation sans précédent des générations futures
Nous devons agir vite, en profondeur et de manière collective.
Les gouvernements ne pourront pas respecter leur engagement et mettre en œuvre les objectifs de développement durable de l’agenda 2030 [établi par les Nations unies] sans lutter en même temps, et avec la même implication, contre l’érosion de la biodiversité et le changement climatique.
Nous proposons de prendre la voie de la réconciliation entre les humains et la nature : la biodiversité doit être une priorité dans notre quotidien et faire partie de nos modes et de nos lieux de vie
La conservation de la biodiversité contribue en effet à la réalisation des objectifs définis en 2015 dans l’accord de Paris sur le climat. Pour relever ces défis, nous avons les connaissances scientifiques suffisantes et nous pouvons nous appuyer sur des savoirs locaux, sources de solutions.
Le rapport d’évaluation nous confirme que la conservation de la biodiversité au sein des aires protégées est essentielle. Continuons à créer, à développer et à mieux gérer les aires protégées, comme les sites du patrimoine mondial naturel et les réserves de biosphère. C’est souvent un combat que de continuer à protéger ces territoires face à des enjeux de développement économique, mais nous le pouvons et nous le devons.
En plus de créer et de mieux gérer ces aires protégées, nous proposons de prendre la voie de la réconciliation entre les humains et la nature : la biodiversité doit être une priorité dans notre quotidien et faire partie de nos modes et de nos lieux de vie, y compris dans les villes et les zones urbaines. C’est la raison d’être des réserves de biosphère du programme de l’Unesco, qui sont des espaces de vie pour des millions d’habitants dans plus de 122 pays.
Appuyons-nous sur ces exemples pour transformer en profondeur notre rapport à la biodiversité partout sur la planète. Cette réconciliation implique un changement de nos valeurs, de nos pratiques en termes de consommation, de production, d’alimentation, de moyens de transports. Elle nécessite d’impliquer la jeunesse mondiale et de lui redonner confiance dans nos capacités à nous transformer.
Après ce rapport historique de l’IPBES, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas. Nous serons comptables de ce que nous ferons ensemble de ce travail devant une jeunesse qui nous regarde, qui s’exprime et qui sait à quel point la période est critique. C’est ensemble et maintenant que nous devons agir pour conserver notre planète. Il en va de notre survie en tant qu’espèce humaine vivant en interaction avec les autres espèces du monde vivant.
« La priorité est de réduire la part des produits animaux dans l’alimentation »
Le système agroalimentaire est au cœur de l’effondrement du vivant. Propos de Yann Laurans, économiste, directeur du programme biodiversité de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), recueillis par Pierre Le Hir.
Les trois quarts de l’usage agricole des sols sont destinés à l’élevage d’animaux et à la production de céréales pour leur alimentation. GUILLAUME SOUVANT / AFP
Les scientifiques alertent sur l’extinction accélérée des espèces. Comment l’éviter ?
Le rapport montre que l’effondrement de la biodiversité terrestre est d’abord dû aux changements d’utilisation des sols, principalement pour l’agriculture et la production de produits animaux. L’agriculture occupe aujourd’hui un tiers des terres émergées. Depuis 1980, sa progression s’est faite à 55 % au détriment des forêts intactes (peu modifiées par les activités humaines) et à 28 % au détriment des forêts secondaires (aménagées). Dans le même temps, son intensification a doublé sa consommation d’eau et de pesticides, a triplé celle d’engrais. Désormais, les trois quarts de l’usage agricole des sols sont destinés à l’élevage d’animaux et à la production de céréales pour leur alimentation.
Pour les océans, le rapport établit que la pêche industrielle est la cause principale du déclin. Ses flottes couvrent 55 % des mers, souvent de façon illégale ou non réglementée, avec des fonds en provenance de paradis fiscaux.
Le système agroalimentaire mondial est donc au cœur de la perte de biodiversité. La priorité devrait être de promouvoir, à l’échelle de la planète, un régime alimentaire réduisant la part des produits animaux, viande et poisson. Mais aussi moins riche en graisses et en sucres, dont la production, par les plantations de palmiers à huile, de betteraves ou de cannes à sucre, accapare, elle aussi, des terres.
Bien sûr, cela suppose de changer notre façon de nous nourrir, individuellement et collectivement. Mais si nous nous y mettions tous, en réduisant notre consommation de produits animaux issus des filières industrielles, le changement ne serait pas aussi drastique qu’il y paraît, et notre santé n’en serait que meilleure. Un engagement des Etats à réduire la part carnée de l’alimentation serait l’une des mesures les plus efficaces pour la biodiversité.
Le rapport insiste aussi sur l’importance des peuples indigènes. Quel rôle peuvent-ils jouer ?
Une partie de la solution repose en effet sur les peuples autochtones. D’une part, du fait de leur importance numérique : on estime leur nombre entre 300 millions et 370 millions de personnes appartenant à cinq mille groupes et, si on y ajoute les communautés locales, l’ensemble pourrait représenter jusqu’à 1,5 milliard d’habitants, soit 20 % de la population mondiale. D’autre part, parce que leurs pratiques traditionnelles de chasse, de culture, d’élevage, de pêche ou de gestion de la forêt préservent généralement la biodiversité et en sont même les garantes.
Il faut donc trouver des modes de développement économique et social, ainsi que de financement, qui reconnaissent les droits, les terres, les modes de vie, les langues, les identités de ces peuples. La diversité culturelle va de pair avec la diversité biologique.
Quelles devraient être les suites du rapport de l’IPBES ?
Il constitue un consensus scientifique, sur la base duquel les Etats devront prendre des engagements lors de la prochaine conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique, qui se tiendra, fin 2020, en Chine. Mais les grands accords internationaux ne suffisent pas si leur mise en œuvre fait défaut, comme c’est aujourd’hui le cas. On ne peut pas, comme il y a dix ans [lors de la convention d’Aichi, au Japon, où avait été arrêtée une stratégie pour 2020], se contenter de constater que les objectifs en faveur de la biodiversité n’ont pas été atteints, et d’en fixer de nouveaux plus ambitieux encore, dans l’espoir de rattraper le temps perdu. Les textes, lois, directives sur la biodiversité sont déjà nombreux. Ce qui manque, c’est leur traduction concrète, dans les politiques agricoles, forestières, de transports, d’aménagement urbain…
Comme pour le climat, où les pays ont pris des engagements chiffrés de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre – même s’ils sont insuffisants pour limiter le réchauffement à 2 °C –, il faudrait, pour la biodiversité, des engagements nationaux, avec des trajectoires qui puissent être évaluées et, si nécessaire, corrigées.
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