Bruxelles a élaboré ses propres éléments de preuve pour éviter une réglementation trop stricte sur ces produits chimiques dangereux par Stéphane Horel pour Le Monde le 29 novembre 2016.
Plus de quarante produits de tous les jours qui contiennent des perturbateurs endocriniens. JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »
Tout, ou presque, tient en ces quelques mots : " Les perturbateurs endocriniens peuvent (…) être traités comme la plupart des substances - chimiques - préoccupantes pour la santé humaine et l'environnement. " C'est sur cette simple phrase, issue de la conclusion d'un avis de 2013 de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), que Bruxelles fonde son projet de réglementation des perturbateurs endocriniens, ces substances omniprésentes capables d'interférer avec le système hormonal à des doses souvent infimes.
Cette proposition, qui devrait être votée sous peu par les États membres, fédère contre elle la France, le Danemark ou la Suède, mais aussi l'ensemble des organisations non gouvernementales (ONG) qui estiment qu'elle ne permet pas de protéger la santé publique et l'environnement. La communauté scientifique compétente, incarnée par l'Endocrine Society – une société savante qui rassemble quelque 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal – ferraille, elle aussi, contre le projet. Une opposition surprenante puisque la Commission européenne assure s'appuyer sur la science, c'est-à-dire sur une expertise scientifique de l'EFSA.
L'explication de ce singulier hiatus se trouve dans une série de documents internes de l'administration européenne, obtenus par Le Monde. Ils le montrent sans aucune ambiguïté : la phrase-clé sur laquelle repose l'édifice réglementaire proposé par la Commission a été rédigée avant même que l'expertise scientifique ait véritablement commencé.
" Conclusions écrites à l'avance "
En décembre 2012, l'EFSA expose déjà des " conclusions/recommandations " dans un courriel adressé aux experts qu'elle a rassemblés pour réaliser ce travail : " Les perturbateurs endocriniens et leurs effets nocifs devraient être traités comme tout autre produit chimique préoccupant pour la santé humaine ou l'environnement. " La phrase-clé est déjà là. Pourtant, la toute première réunion de mise en place du travail ne s'est tenue que quelques jours auparavant. Fin mars 2013, c'est-à-dire trois mois plus tard, elle figurera bel et bien dans les conclusions de l'avis publié par l'agence. " Il est certain que les conclusions étaient écrites à l'avance, sinon sur le papier, au moins dans la tête de certains des participants ", raconte une source proche du dossier au moment des faits. La Commission n'a pas donné suite aux questions du Monde. L'EFSA, quant à elle, assure avoir correctement effectué son mandat : " Le comité scientifique - de l'EFSA - a passé en revue les différents avis émanant de nombreux experts et assemblées ", réagit l'agence européenne.
Anodine pour le néophyte, la " phrase de l'EFSA " a en réalité une portée considérable. Car si les perturbateurs endocriniens sont effectivement des produits comme les autres, alors il n'est nul besoin d'une réglementation sévère. L'industrie des pesticides, la plus concernée par le dossier, l'a fort bien compris. Ses principales organisations de lobbying – l'Association européenne pour la protection des cultures (ECPA), CropLife International, CropLife America – ou encore les groupes agrochimiques allemands BASF ou Bayer répètent ad libitum la " phrase de l'EFSA " dans leurs argumentaires et leurs correspondances avec les institutions européennes, que Le Monde a pu consulter.
De fait, la fameuse phrase revêt une importance majeure pour la réglementation européenne sur les produits phytosanitaires. C'est en 2009 que le Parlement européen a voté un nouveau " règlement pesticides ". Selon ce texte de loi, les pesticides identifiés a priori comme " perturbateurs endocriniens " ne pourront plus accéder au marché ou y rester, sauf quand l'exposition est jugée négligeable. Cette disposition n'attend plus, pour être appliquée, que l'adoption de critères scientifiques pour définir les perturbateurs endocriniens – ce que propose aujourd'hui Bruxelles. Mais si ces perturbateurs sont des produits chimiques comme les autres – c'est la " phrase de l'EFSA " qui le dit – pourquoi les interdire a priori ? La Commission a donc modifié le texte. Il suffirait maintenant d'évaluer le risque qu'ils présentent au cas par cas, si des problèmes se présentent après la mise sur le marché. Et donc a posteriori. Au prix d'un changement de l'esprit du règlement de 2009 ?
Cette modification ouvrirait une " brèche majeure " dans la protection de la santé et de l'environnement, affirme EDC-Free Europe. Cette coalition d'ONG accuse la Commission de vouloir dénaturer la philosophie de la loi européenne. Surtout, cet amendement au règlement de 2009 pose un problème démocratique, un peu comme si des fonctionnaires avaient pris l'initiative de rédiger un décret d'application n'ayant rien à voir avec l'intention des élus. C'est aussi l'opinion du Parlement européen. Dans un courrier dont Le Monde a obtenu copie, le président de la commission de l'environnement du Parlement l'a écrit le 15 septembre au commissaire à la santé chargé du dossier, Vytenis Andriukaitis : la Commission a " excédé ses compétences d'exécution " en modifiant des " éléments essentiels " de la loi. Dans une note du 10 octobre, la France, le Danemark et la Suède ne disent pas autre chose, estimant qu'elle n'a pas le droit de revenir sur " le choix politique du législateur ".
Ce reproche est d'autant plus fâcheux pour la Commission qu'elle est déjà dans l'illégalité sur le sujet. La Cour de justice européenne l'a en effet condamnée en décembre 2015 pour avoir violé le droit de l'Union : elle devait régler la question des critères d'identification des perturbateurs endocriniens avant fin 2013.
La Commission, elle, reste imperturbable sous la giboulée de critiques. Elle assure avoir rempli la condition qui l'autorise à " actualiser " le règlement : prendre en compte l'évolution de " l'état des connaissances scientifiques ", à savoir la fameuse petite phrase de l'EFSA. Celle sur laquelle repose sa justification.
Un message mortifié
Mais pourquoi l'EFSA aurait-elle écrit à l'avance une conclusion en rupture avec le consensus scientifique ? Un document interne de la Commission obtenu par Le Monde jette une lumière crue sur les intentions de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire (" DG santé "), aujourd'hui chargée du dossier à la Commission. Un compte rendu de réunion consigne noir sur blanc qu'elle envisageait, dès septembre 2012, de passer outre la volonté des élus européens. La DG santé disait alors ne pas être " opposée à l'idée de revenir à une réglementation fondée sur l'évaluation du risque "et être " même prête à changer complètement " la partie du règlement concernée. Le même document précise plus loin que la DG santé devra " parler à l'EFSA pour essayer d'accélérer la préparation " de son avis. Or, à ce moment-là, l'avis de l'EFSA n'existe pas encore… L'agence vient tout juste d'être saisie pour mettre en place un groupe de travail sur les perturbateurs endocriniens.
Les conditions très particulières de cette expertise se lisent d'ailleurs dans les courriels que s'échangent les experts et les fonctionnaires de l'agence. Un mois avant la remise du rapport de l'EFSA, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et le programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) publient un rapport conjoint sur les perturbateurs endocriniens. Un des experts commis par l'EFSA envoie un message mortifié à l'ensemble du groupe : " Il est presque embarrassant de comparer notre version actuelle avec le rapport OMS/PNUE. (…) Quand le rapport de l'OMS/PNUE parvient à la conclusion que la méthode traditionnelle d'évaluation des risques des produits chimiques est inadéquate - pour les perturbateurs endocriniens - , nous arrivons à la conclusion exactement opposée. "
Le scientifique juge indispensable de changer leurs conclusions. Le fonctionnaire de l'EFSA qui supervise le travail du groupe abonde dans son sens. Les " conclusions actuelles où nous expliquons que les perturbateurs endocriniens peuvent être traités comme la plupart des autres substances chimiques (…) nous isolent du reste du monde et pourraient être difficiles à défendre ", écrit-il. Pourtant, quand l'avis de l'EFSA est publié le 20 mars 2013, il comporte toujours, imperturbablement, la petite phrase. " Ce devait être une procédure fondée sur la science, une élaboration de politique fondée sur les preuves ", désapprouve quant à lui Axel Singhofen, conseiller du groupe des Verts-Alliance libre européenne au Parlement. " Mais ce à quoi nous assistons, ajoute-t-il, c'est à de l'élaboration de preuves fondée sur la politique. "
Le contexte
Des substances omniprésentes
Les perturbateurs endocriniens sont des produits chimiques présents partout dans notre environnement quotidien (plastiques, mobilier, cosmétiques…), qui contaminent la nature et nos aliments (pesticides, emballages…) et pénètrent dans nos organismes (sang, lait maternel…). Capables d'interférer avec le système hormonal, ils sont liés à de multiples maladies en augmentation chez l'homme. Ce sont les conséquences irréversibles d'une exposition pendant la grossesse qui suscitent le plus d'inquiétude. Cancers du sein, de la prostate et des testicules, diabète ou infertilité : la liste est longue et inclut des dommages sur l'intelligence collective avec des atteintes au développement du cerveau qui font baisser le quotient intellectuel moyen. Une équipe internationale de chercheurs dirigée par Leonardo Trasande (université de New York) a estimé que leur coût pour la société s'élève à 157 milliards d'euros par an en Europe.
Un déni du consensus scientifique
La Commission européenne a fait le choix de s'appuyer sur des études financées par les industriels
L'évolution des connaissances scientifiques. " C'est sur elle que la Commission européenne assure s'appuyer pour justifier ses choix décriés en matière de réglementation des perturbateurs endocriniens. Pourtant, l'Endocrine Society, une société savante majeure, juge que la Commission " ignore l'état de la science ". Comment expliquer un tel hiatus ? Pour documenter sa réflexion, la direction générale santé et sécurité alimentaire, responsable du dossier à la Commission, a mené une étude d'impact de plus de 400 pages, publiée en juin après avoir été gardée sous clé comme un secret d’État (Le Monde daté 20-21 mai). Quelles " connaissances scientifiques " y évoque-t-elle plus précisément ?
La Commission cite avant tout l'avis émis par l'une de ses agences officielles, l'Autorité européenne de sécurité des aliments, en 2013. Cet avis constitue en effet le socle de sa proposition de réglementation. Mais, comme le processus de décision a débuté en 2009, les " connaissances scientifiques " sur les perturbateurs endocriniens ont beaucoup évolué depuis cette date. Cette revue de la science, il se trouve que l'Endocrine Society l'a faite en 2015.
Elle a examiné 1 322 publications parues depuis sa dernière contribution, en 2009 justement. Conclusion : elles ne laissent " aucun doute sur la contribution des perturbateurs endocriniens au fardeau croissant des maladies chroniques liées à l'obésité, au diabète, à la reproduction, à la thyroïde, aux cancers et aux fonctions neurœndocriniennes et neurodéveloppementales ". En 2013, une vingtaine de chercheurs mobilisés pendant près de deux ans sous les auspices de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) étaient parvenus à des conclusions similaires. Leur rapport sonnait l'alerte sur une " menace mondiale à laquelle il faut apporter une solution ".
" Interprétation controversée "
Ces " connaissances scientifiques ", l'étude d'impact de la Commission les mentionne bien, mais pour les disqualifier, jugeant qu'elles ne méritent pas d'être prises en considération. " Les éléments de preuves sont dispersés et leur interprétation controversée, écrit-elle, de telle sorte qu'il n'y a pas d'accord entre les experts sur un lien de causalité ou même sur une possible association entre une exposition aux perturbateurs endocriniens à des niveaux environnementaux et les maladies mentionnées. "
Dans la foulée de cette appréciation lapidaire, elle réduit l'Endocrine Society à une " partie prenante " qui aurait publié une " déclaration ". Quant au rapport OMS/PNUE, sa méthodologie " a fait l'objet de critiques scientifiques ", indique-t-elle, citant plusieurs publications qui montrent, selon elle, que " la controverse ne semble pas résolue ". Mais quelles publications feraient donc tant autorité qu'elles pourraient pulvériser des travaux menés par les spécialistes les plus respectés du domaine ?
Ses appréciations négatives, la Commission les fonde notamment sur des " commentaires critiques ", publiés en 2014, contestant les méthodes et les conclusions du rapport OMS/PNUE. Parmi ses dix auteurs, sept travaillent pour Exponent et Gradient, des cabinets de consultants spécialisés en questions scientifiques connus sous l'appellation de " sociétés de défense de produits ".
Mais, surtout, c'est l'industrie qui a commandité l'article par le biais de ses organisations de lobbying : le secteur de la chimie avec le Conseil européen de l'industrie chimique (Cefic) et American Chemistry Council, et celui des pesticides avec CropLife America, CropLife Canada, CropLife International et l'Association européenne pour la protection des cultures.
" Légende urbaine "
Rien de tout cela ne peut être ignoré des services de la Commission. Non seulement ces sponsors figurent clairement dans la déclaration d'intérêts à la fin de l'article, mais c'est l'industrie elle-même qui le lui a fait parvenir. Le Cefic l'a en effet envoyé par courriel à une trentaine des fonctionnaires européens impliqués dans le dossier le 17 mars 2014. Dans ce message consulté par Le Monde, les industriels expliquent qu'ils ont " commandité une analyse indépendante sur le rapport OMS/PNUE à un consortium d'experts scientifiques ", redoutant notamment que, " malgré ses sérieuses lacunes, il soit utilisé pour appeler à plus de précaution dans les réglementations chimiques ".
Parmi les autres publications que cite l'étude d'impact, on trouve également un article de deux pages, dont l'un des signataires est un personnage plus connu pour ses fonctions de consultant de l'industrie du tabac que pour ses compétences sur le thème. Parmi ses co-auteurs, des toxicologues rémunérés par les industries de la chimie, des pesticides ou du plastique.
Un autre article, encore, compte deux consultants sur ses trois auteurs et parle des perturbateurs endocriniens comme d'une " légende urbaine " posant des " risques imaginaires ". Ironisant sur les effets " hypothétiques " des perturbateurs endocriniens comme la " réduction de la longueur et de la taille du pénis ", ils demandent si la question " ne relève pas plutôt de la compétence du docteur Sigmund Freud que de la toxicologie ".
Peut-on vraiment assimiler ces textes à des " connaissances scientifiques " ? Pourquoi la Commission accorde-t-elle autant de crédit à des documents qui s'apparentent à du matériau de lobbying ? Dans une tribune publiée dans Le Monde de ce jour,des scientifiques indépendants s'inquiètent d'une " déformation des preuves scientifiques par des acteurs financés par l'industrie ". Signé par une centaine d'experts de deux domaines très différents – perturbateurs endocriniens et changement climatique –, leur texte évoque les " graves conséquences pour la santé des populations et l'environnement " de cette stratégie de " manufacture du doute ".
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