La merveilleuse métamorphose de l’immigrant, de l’exilé qui émerge du cœur de l’Europe pour devenir Shakespeare sur les rives de la Tamise, a de quoi toucher et convaincre les plus fiers shakespeariens.
Par Lamberto Tassinari (Philosophe canadien né en Italie) pour Le Monde, 9 janvier 2016 sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/09/le-celebre-barde-de-stratford-n-est-pas-celui-qu-on-croit_4844527_3232.html
(Photo: gravure de William Shakespeare). CC BY 2.0 MARTIN DROESHOUT
La figure de Shakespeare se fige avec la publication, en 1623, date de parution du First Folio, un recueil des trente-six pièces de théâtre qu’on lui attribue. C’est à partir de cette date que sa « nationalisation » se met en marche, elle aboutit un siècle et demi plus tard, lorsque Shakespeare est consacré par les universités nationales sous la garantie de l’immense puissance de l’Empire britannique.
La question de la paternité des œuvres de Shakespeare n’a pourtant jamais cessé de se poser, tant peu de détails de sa vie sont connus. Cette interrogation n’est pas le résultat d’une éternelle suspicion, mais une affaire à laquelle se sont intéressés des esprits parmi les plus brillants : Walt Whitman, Charles Dickens, Mark Twain, Henry James, Sigmund Freud ont tous douté de l’homme de Stratford.
Shakespeare, ce phénomène mystérieux apparu dans la campagne anglaise dans la deuxième moitié du XVIe siècle, n’a rien de miraculeux. A la faible théorie stratfordienne, j’oppose celle qu’il me plaît d’appeler « the theory of everything » de John Florio, une théorie capable d’éclairer les mystères et de répondre à toutes les questions sans réponse de l’univers shakespearien : d’où viennent le savoir linguistique, sa culture vaste, encyclopédique, sa profonde familiarité avec plusieurs langues, avec l’Italie, la Bible, la musique, l’aristocratie ?
Théorie logiquement et philologiquement « belle », selon laquelle l’étranger polyglotte Florio a écrit des œuvres de poésie et des pièces de théâtre, soit en les laissant anonymes, soit en les signant sous le pseudonyme de William Shakespeare, soit parfois avec le seul nom de plume Shake-speare, écrit ainsi, avec un trait d’union (shake spear : « remuer la lance », soit la plume).
Giovanni Florio devenu John, né à Londres en 1553, est fils d’un prédicateur italien d’origine juive, ex-franciscain qui s’est fait protestant. Il y a notamment, dans La Tempête, un passage utopique que la critique a reconnu depuis toujours être le calque du Discours sur les sauvages de Montaigne. Or, le traducteur anglais du texte de Montaigne est, justement, John Florio, un protagoniste essentiel de la vie culturelle et littéraire de l’époque.
Un seul et unique auteur
Pourquoi ce linguiste polyglotte, lexicographe, traducteur, courtisan, ami des plus puissants parmi les nobles de son époque, durant seize ans secrétaire personnel de la reine Anne de Danemark et grand diffuseur des cultures européennes en Angleterre a-t-il été boudé par les universitaires ? Pourquoi a-t-il été classé comme un technicien ? Pourquoi les seules et rares études qui présentent Florio comme un intellectuel majeur et un écrivain de grand talent datent-elles toutes d’une courte période entre les années 1920 et 1930 ? Pourquoi, depuis, ces quatre-vingts ans de silence ? Enfin, pourquoi un acteur si important pour la connaissance de la Renaissance anglaise, et en particulier pour l’œuvre de Shakespeare, a-t-il été ignoré ?
Dans ses écrits, on retrouve une masse d’éléments, impressionnante en quantité et en qualité, qu’il partage avec les pièces de théâtre signées Shakespeare. L’analyse comparée de toute cette matière permet de conclure philologiquement qu’il s’agit en réalité d’un seul et unique auteur, John Florio, qui utilise son patronyme pour les œuvres d’érudition, et un nom de plume, Shakespeare, pour ses œuvres de fiction.
Il n’est pas surprenant que le culte du génie de Shakespeare ait été imposé au moment où l’Angleterre connaissait une extraordinaire expansion économique et militaire nécessitant également une forte affirmation culturelle. Aujourd’hui, cependant, le nom de Shakespeare, élément fondateur de l’identité anglaise, puis britannique, n’est plus proposé comme valeur artistique et culturelle par la puissance d’un empire, mais devient le fer de lance d’une offensive chauvine qui révèle plutôt, derrière l’appareillage marketing, une certaine fatigue culturelle.
L’œuvre de Shakespeare est partout lue et encore plus jouée, mais la fracture entre la vie du bourgeois évanescent de Stratford-upon-Avon et Hamlet est devenue un gouffre aux yeux d’un public qui exige des images, des faits, une vie vécue. L’invitation à célébrer le simulacre de Shakespeare ne peut plus convaincre ni enthousiasmer ; l’époque des héros nationaux, des grands écrivains pères fondateurs avec la triade classique des Dante-Cervantès-Shakespeare est révolue. Shakespeare, jadis l’icône la plus forte, est en train de se transformer.
Transculturel
Il y a quarante ans, la totalité des lecteurs ainsi que la majorité des spécialistes épousaient par tradition l’image romantique du génie solitaire et universel. À partir de la fin des années 1970, grâce à une poignée de chercheurs, le New Historicism, guidé par le critique littéraire Stephen Greenblatt, a refaçonné de manière spectaculaire l’aura shakespearienne, et c’est un barde diminué qui est ressorti de cette opération : plagiaire, prompt à collaborer, voleur de mots et d’idées auprès d’auteurs contemporains et anciens, rhétoricien, passionné des langues étrangères…
En réalité, de ce magma, c’est le portrait d’un Shakespeare transculturel qui est en train de sortir, signe qu’il y a bien une limite à l’occultation de la vérité historique. Un Shakespeare qui ressemble de plus en plus à John Florio !
Alors qu’on passe définitivement à cet autre écrivain et génial traducteur, passeur infatigable des cultures européennes et, oui, génial plagiaire qui était Florio ! Que l’on célèbre un Shakespeare impur, dont l’universalité abstraite résulte d’une complexité culturelle, linguistique et génétique : idéal et réel pour une fois coïncident. Lecteurs, étudiants, enseignants, enfin, nous tous aurions à gagner à cette substitution apocalyptique, c’est-à-dire révélatrice.
Même s’il faut reconnaître qu’il était difficile pour l’Angleterre de refuser l’offre d’un Shakespeare pur génie anglais, faite par John Florio, quatre cents ans plus tard, la merveilleuse métamorphose de l’immigrant, de l’exilé qui émerge du cœur de l’Europe pour devenir Shakespeare sur les rives de la Tamise, a de quoi toucher et convaincre les plus fiers shakespeariens.
La perte de Stratford n’affaiblira pas l’œuvre de Shakespeare. En réalité, elle la rendra plus surprenante, pas plus « divine », mais plus humaine, normale et infiniment plus touchante. Aussi universelle et « immortelle » que cette œuvre soit toujours apparue, elle révèle maintenant une genèse et une histoire jusqu’ici insoupçonnées. John Florio : un Shakespeare made in Europe nous montre que la naissance du monde moderne possède une richesse et une complexité qui remplissent d’admiration.
Le livre de Lamberto Tassinari, John Florio, alias Shakespeare (Editions Le Bord de l’Eau), sera en librairie le 18 janvier.