Le documentaire de François-Xavier Drouet décrit le double visage de l’exploitation forestière française, du spectacle accablant de la gestion industrielle grâce à des machines démesurées, à la sylviculture « qui ne soit pas hors sol » d’hommes et de femmes attachés à remettre un peu de « raison » sous le couvert forestier. Il dénonce la mal-forestation et la monoculture du « douglas ». D’après Clarisse Fabre pour Le Monde et Jean-Pierre Tuquoi pour Politis. Lire aussi « L’Arbre-monde » de Richard Powers, ... et Le monde est un champignon sauvage dans une forêt détruite !
Ça sent le sapin. Il flotte une atmosphère de mort latente, pas visible à l’œil nu, dans le documentaire de François-Xavier Drouet, sobrement intitulé Le Temps des forêts. Les arbres sont bien là, dans le Limousin, le Morvan, les Vosges ou les Landes. Mais cette verdure rassurante – surtout pour les citadins – devrait pourtant nous inquiéter. Il faut dessiller les yeux du spectateur. Toute la force et l’originalité du film résident dans la déconstruction de l’image de la forêt authentique, au fil d’une enquête patiente et tenace dans la veine des films de Dominique Marchais – Le Temps des grâces (2009) et La Ligne de partage des eaux (2014).
Comme pour démasquer les faux-semblants, le film s’ouvre sur l’image d’une forêt sur le plateau de Millevaches. L’instant d’après apparaît une carte postale ancienne du même paysage, mais dénudé. A l’origine, les arbres n’existaient pas. Ils ont été plantés pour des raisons industrielles, et le paysage s’est assombri, explique en voix off une vieille dame, qui, telle une conteuse, ajoute : « Les sapins m’ont fait partir. » La promenade commence, et on entre petit à petit dans ce sujet touffu et paradoxal, où le tapis d’aiguilles peut être un signe de mauvais présage.
Le danger, explique François-Xavier Drouet, n’est pas la déforestation mais la « mal-forestation » : on ne laisse plus le temps aux arbres de grandir. On plante ceux qui poussent le plus rapidement en vue de les couper le plus vite possible. Dans cette course à la compétitivité, qui se conjugue avec l’engrais, le sapin sort gagnant. Victoire du « douglas » et de la monoculture au détriment de la diversité des feuillus. On coupe l’arbre, rien ne reste en travers du chemin et il n’y a plus de nichoirs pour les oiseaux. D’ailleurs, on ne les entend plus chanter.
Car « raisonnable », l’exploitation actuelle de la forêt ne l’est plus. Les travers qui accablent l’agriculture se retrouvent dans le monde forestier comme décalqués. Ce sont les deux faces d’un phénomène unique. De la même façon que l’on désherbe les champs avec force pesticides, on maltraite le couvert forestier à coup de glyphosate. De la même façon que les variétés de céréales cultivées se réduisent comme peau de chagrin, les essences d’arbres cultivées elles aussi se comptent sur les doigts de la main. Ici, le pin triomphe. Là, ce sera le douglas. Tous alignés, tirés au cordeau, à la façon d’un champ de maïs. Malheur au chêne ou au bouleau que le hasard a fait germer dans une plantation industrielle de douglas. Il est condamné d’avance. Des images choquantes montrent des chênes splendides, en pleine force de l’âge, couchés le long des sentiers forestiers et promis à finir dans un poêle sous forme de plaquette forestière. C’est un beau gâchis que ne soupçonnent sans doute pas les adeptes de ce type de plaquettes de bois.
Un défilé de machines monstrueuses, démesurées
D’autres images, tout aussi spectaculaires, s’arrêtent sur l’exploitation d’une parcelle forestière. C’est un défilé de machines monstrueuses, démesurées. Certaines coûtent un demi-million d’euros. Les premières à intervenir dans la forêt sont les abatteuses. En quelques secondes, elles ont abattu, ébranché, tronçonné et déposé sur le sol un arbre adulte. Elles font en une journée le travail d’une centaine de bûcherons. D’autres engins, à la puissance phénoménale, se chargeront de broyer et de transformer tout aussi rapidement les souches en copeaux de bois. Viennent derrière les camions chargés de transporter les grumes en bordure de route. Ce sont des monstres d’une trentaine de tonnes. Visiblement, les sols gorgés d’eau des Vosges, tels que nous les montre François-Xavier Drouet, auront beaucoup de mal à se remettre de leur passage. Ensuite, pour les grumes, ce sera le chemin de la scierie. Celle sur laquelle s’attarde le réalisateur fait en une journée autant de travail qu’une petite scierie en une année.
C’est le « désert vert », dit l’auteur. L’une des images les plus saisissantes du film est la vision d’agents forestiers qui, tels des Playmobil, plantent des minisapins selon un geste répétitif, quasi chorégraphique. On a pourtant assez d’essences (bouleau, châtaignier…) pour faire la route dans l’autre sens, pour paraphraser Alain Souchon. La forêt durable est compatible avec les enjeux économiques, affirment des forestiers « résistants ». La sonnette d’alarme avait déjà été tirée dans une étude réalisée en 2013 par des habitants du plateau de Millevaches (dont François-Xavier Drouet fait partie), Rapport sur l'état de nos forêts, téléchargeable sur internet.
À ces images extravagantes, le réalisateur oppose d’autres images, plus rafraichissantes (celles d’un bûcheron travaillant à l’ancienne, d’une propriétaire adepte d’une régénération naturelle des sols) et des propos bienveillants tenus par tous ceux qui défendent une sylviculture qui ne serait pas hors sol. Deux mondes s’opposent. La caméra de François-Xavier Drouet les a saisis au plus près.
On coupe et on replante
Récompensé le 11 août du Grand Prix à la Semaine de la critique du Festival de Locarno, Le Temps des forêts arrive en salle avec de nombreuses séances-débats en perspective. Car ce film engagé laisse la parole à ceux qui assument la gestion actuelle : les arbres, affirment-ils, ça se récolte. On coupe et on replante. Le transport des marchandises, la mondialisation nécessitent de l’emballage. Faire pousser des arbres pour qu’ils finissent en palette ? Nul doute que l’Office national des forêts enverra dans les salles obscures des représentants de la direction. Dans le cadre de leur mandat syndical, des agents de l’ONF ne cachent pas en effet leur profond désarroi.
Sans provoquer ni chercher à contredire son interlocuteur, le réalisateur pose des questions simples. Quel est le quotidien du conducteur de l’abatteuse ? L’un d’eux répond que l’engin coûte cher et qu’il faut l’amortir. Il travaille « dix à douze heures par jour » afin de couper ses « deux cents mètres cubes » quotidiens. « On est un peu esclaves de nos machines », reconnaît-il.
On apprend qu’un arbre a besoin de temps, disons quarante ans, pour puiser sa force dans le sol. Ce n’est qu’ensuite qu’il peut « lui » rendre à son tour des éléments nutritifs – la chute des feuilles et leur décomposition participent à la formation d’un humus protecteur. Le couper avant, c’est un peu un crime. Une forestière le dit : « C’est une société, une forêt. »
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