De la condition animale, la philosophe Florence Burgat a fait à la fois un objet d'étude et une cause. Auteure notamment d'Une autre existence. La condition animale (Albin Michel, 2012), elle défend la thèse d'une continuité entre l'homme et les animaux – sans nier les caractères propres à chaque espèce. Dans son nouvel ouvrage, L'Humanité carnivore (Seuil, 472 p., 26 euros), elle interroge les soubassements anthropologiques de la consommation de viande. A ses yeux, le " meurtre alimentaire " que nous pratiquons est un choix, dont la principale raison est l'affirmation d'une séparation totale entre l'homme et l'animal. Propos recueillis par Catherine Vincent pour Le Monde du 26 août 2017. Lire aussi Florence Burgat : « L’institution de l’alimentation carnée reflète un désir très profond de l’humanité » et Le véganisme est-il un humanisme ?.
Le fait que l'homme soit carnivore -semble universel. Durant la préhistoire, dites-vous, nos ancêtres n'étaient -pourtant pas les grands chasseurs que l'on se plaît à décrire…
Les recherches récentes en paléoanthropologie ont en tout cas mis en évidence que les premiers hommes, et avant eux les autres -hominidés, avaient des pratiques alimentaires très diverses. La part végétale de leur alimentation a longtemps été ignorée, pour une raison simple : ces aliments laissent peu de vestiges, contrairement aux ossements animaux. On pense aujourd'hui que les hommes préhistoriques ont été bien plus charognards que chasseurs. Ils étaient surtout opportunistes : ils mangeaient ce qu'ils trouvaient.
Il en va de même au cours de l'histoire. A l'exception de régions impropres à la vie végétale, comme le Grand Nord, où la viande est l'alimentation de base, l'établissement de l'agriculture a fourni très tôt la base d'un régime -culinaire végétarien, centré sur les légumes ou les céréales. En Grèce antique, par exemple. Il est beaucoup question de sacrifices animaux dans les textes d'Homère, mais on sait désormais que 80 % de l'apport calorique total des Grecs anciens était fourni par les céréales. Par la suite, le régime carné s'accroît dans toute l'Europe, jusqu'à la période que Fernand Braudel appelle l'" Europe carnivore " (autour du XVe siècle). Mais à toutes les époques, dans -diverses parties du monde, il y eut aussi des tentatives pour instituer le végétarisme – notamment en Inde, au Japon, en Corée et en Chine. Non pour des raisons de tabous alimentaires religieux, mais au nom de principes éthiques fondés sur le respect des vies animales.
On peut évoquer la nécessité alimentaire, les habitudes culturelles, le plaisir -gustatif. Mais ce qui justifie surtout notre -consommation de viande, selon vous, c'est un rapport fondamentalement meurtrier aux animaux. Pourquoi ce choix ?
Parce qu'il sépare l'humanité du règne animal. Ce que j'appelle " humanité ", c'est le -moment où les êtres humains prennent conscience d'eux-mêmes comme d'une totalité. Dès lors, ils ont à cœur de se distinguer du reste des vivants par la violence, notamment envers les animaux. Le fait qu'un grand nombre de législations aient désormais rendu -licite leur mise à mort industrielle pour organiser une exploitation de cette ressource à grande échelle s'explique évidemment par des raisons économiques. Mais on n'a pas épuisé la question de ce traitement meurtrier en s'en tenant simplement aux bénéfices -matériels que l'on en tire : il y a aussi un enjeu métaphysique. En dehors des situations de survie, le fait de tuer en masse des individus pour les manger constitue un acte d'anéantissement très particulier.
Pour penser cet acte en profondeur, il faut aller de la viande aux animaux dont elle provient, et intégrer cette dimension – l'individu mis à mort pour que je le mange – au cœur de ce plaisir. Cette approche était déjà celle des philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor Adorno, qui se sont intéressés au milieu du XXe siècle à la question de l'abattoir, cette figure de l'exploitation contemporaine de l'animal. Ils y voyaient l'aggravation d'un processus très ancien, qui a participé très tôt à la manière dont l'humain se constitue comme sujet.
Que dit cette violence intrinsèque -sur notre rapport à l'animalité ?
Je pense que si nous maltraitons les animaux, c'est précisément parce que nous savons que ce ne sont pas des êtres insensibles : personne ne peut croire cela, même en construisant des artifices théoriques de dénégation. C'est en raison de notre proximité avec eux que nous mettons en œuvre ce qu'Adorno et Horkheimer appellent une " dimension haineuse ". Cette dimension qui nous autorise à reproduire indéfiniment des animaux dans le seul but de les tuer, cette mise à mort perpétuelle désormais élevée à l'échelle industrielle.
Continuer de les manger tout en sachant qu'une alimentation peut être équilibrée sans produits carnés, est-ce une manière de les maintenir à distance ? De ne pas leur accorder les droits que certains -demandent pour eux ?
Exactement. Beaucoup de gens seraient prêts à accorder de meilleures conditions de vie aux animaux. Mais ces derniers, en effet, changeraient radicalement de statut si des sociétés -décidaient d'arrêter de les manger. On peut s'étonner de la résistance de la plupart de nos concitoyens à cette idée. On peut se demander : pourquoi tant de haine ? Pourquoi préfère-t-on les animaux morts plutôt que vivants ? Le spécialiste du droit animalier Jean-Pierre Marguénaud dit que le législateur se pose trois questions quand il écrit des textes dans ce domaine : quand, comment et quels animaux tuer ? Les lois qui les protègent sont pour l'essentiel des réglementations sur la manière de les mettre à mort. C'est une réalité très troublante, mais on n'arrive pas à la penser car on y est immergé.
Dans " L'Humanité carnivore ", vous -explorez le rôle de la chasse dans -le processus d'hominisation. Quels sont les éléments du débat ?
Au début du XXe siècle, les préhistoriens donnaient à la chasse une importance aujourd'hui jugée disproportionnée par tous les spécialistes. Il y avait cette idée que ce qui fait l'homme, c'est le moment où il commence à tuer les animaux. Depuis, sous l'impulsion de techniques de datation plus pointues et de nouvelles disciplines (telle la paléobotanique, qui a permis de reconstituer la flore de certaines époques), on s'est rendu compte qu'il fallait réviser cette idéologie. Rien ne prouve que la chasse ait été l'unique activité à l'origine de l'organisation -sociale. C'est ce qu'ont notamment révélé les études féministes, qui ont montré l'importance de la cueillette – dont on ne sait pas si elle était réservée aux femmes – et de ce qui a pu être fabriqué à partir des végétaux.
Autre piste de recherche passionnante : le moment où la chasse, sans doute dans un premier temps motivée par des raisons vitales, devient une activité de loisir. Ce moment -diffère selon les sociétés, mais il change radicalement le sens de cette fonction. Qu'est-ce qui se passe dans la psyché humaine pour que cet acte meurtrier devienne un loisir ? Aujourd'hui, les chasseurs ont à cœur de dire qu'ils sont des amis de la nature, qu'ils participent à la régulation des populations. Mais il y a quelque chose d'étrange à imaginer que la vue d'un animal sauvage – une perdrix qui s'envole, un lièvre qui détale, une biche, un chevreuil – suscite chez le chasseur le désir de l'abattre. Qu'il tombe raide, qu'il ne se relève pas, et qu'éventuellement on le mange. C'est quelque chose sur quoi notre esprit bute.
Cette attitude bien établie vis-à-vis des animaux peut-elle être remise en cause par la tendance actuelle du véganisme ?
Il se passe en tout cas quelque chose, vis-à-vis de quoi on ne reviendra pas en arrière. En France, tout le monde connaît désormais le mot " végan ", alors qu'on l'employait à peine il y a deux ans. Les images insoutenables prises en caméra cachée dans des abattoirs par l'association L214 y sont pour beaucoup, mais elles sont arrivées au bon moment : un -moment où nous, chercheurs, avions construit au fil des ans une légitimité de cette question – en lui donnant un arrière-plan historique, philosophique, juridique. Cette mise en perspective de la recherche, associée à la force de diffusion d'Internet, a permis aux médias de recevoir ces images autrement que par le passé. Car ce n'est pas la première fois que le scandale des abattoirs est dénoncé. Mais jusqu'alors, cela n'avait pas pris.
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