Le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) se révèle être une somme d’intérêts privés pour mettre en pièces l’action de l’État. Le recul est inquiétant, notamment sur le code des marchés publics, l’environnement et l’accès aux données publiques. D’après Jade Lindgaard, Martine Orange et Marie Astier pour Le Monde et Reporterre. Lire aussi Le gouvernement fait régresser le droit de l’environnement et Droits de l’environnement en France, une régression généralisée.
C’est une des marques de fabrique de cette mandature : la loi est devenue illisible. S’inspirant de la commission Attali de 2009, dont il était le secrétaire, Emmanuel Macron, alors qu’il était ministre de l’économie, avait présenté en 2015 une loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances, qui n’était qu’un catalogue de mesures et de dispositions touchant à tout, sans cohérence.
Depuis, cette dérive ne cesse de s’accentuer au fil des textes. Notamment pour tous ceux qui portent sur les domaines économiques, sociaux, environnementaux, présentés depuis l’élection de 2017.
Des ordonnances travail à la loi PACTE, les textes législatifs se résument désormais en un empilement de mesures sans fil directeur, les unes relevant de domaines réglementaires, les autres du domaine de la loi, le tout parachevé par des ordonnances et des décrets, le gouvernement se gardant bien d’indiquer dans quel sens il veut statuer, privant ainsi le Parlement de tout pouvoir d’amendement et de contrôle.
Mais cette dérive paraît atteindre des sommets avec le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique, débattu depuis le 28 septembre à l’Assemblée nationale. ASAP, selon son acronyme – As soon as possible (« aussi vite que possible » en anglais), ont aussitôt traduit les parlementaires et les juristes. Car tel est bien le but recherché par le gouvernement Macron : déréguler dans tous les sens, à la va-vite, dans tous les domaines possibles en s’appuyant sur des textes bâclés.
Les députés se retrouvent avec un projet de loi de plus de 80 articles, discuté en commission spéciale pendant à peine deux semaines, sous la direction du rapporteur Guillaume Kasbarian.
Quatre-vingts articles touchant à tout, passant de la dématérialisation pour les demandes de papier d’identité et du permis de conduire au livret d’épargne populaire, de la révision du code des marchés publics au secret des affaires, de l’assouplissement des contrôles sur les activités industrielles dangereuses aux tarifs préférentiels d’électricité pour les entreprises, du code de l’urbanisme à la privatisation de l’Office national des forêts, de la refonte des services à l’enfance à la suppression de 83 conseils ou comités (dont certains ont pourtant fait leur preuve à l’instar du Haut Conseil pour l’égalité hommes-femmes, la commission de l’aide aux victimes) sur les 396 existants, pour finir sur l’éviction des squatteurs afin de répondre au dernier fait divers du moment.
Ce texte poursuit à marche forcée le démantèlement du droit de l’environnement, dénoncent ses détracteurs. Il facilite par exemple l’implantation de sites industriels au moment même où Lubrizol a démontré la nécessité d’une meilleure surveillance.
« Votre texte est un fourre-tout », a dénoncé Émilie Cariou, ancienne députée d’En Marche qui a rallié le groupe Écologie démocratie solidarité, résumant l’état d’esprit général dans les rangs des députés. « Ce projet est inintelligible. En lui-même, il constitue un cavalier législatif », a poursuivi Jérôme Lambert (PS) lors du début des discussions.
« Sous couvert de simplification, ce texte détricote tout », dit Mathilde Panot, députée France insoumise. « C’est une loi de dérégulation », ajoute Émilie Cariou, députée ex-LREM qui a rejoint le groupe Écologie Démocratie Solidarité (EDS). « La simplification, c’est quand on allège les procédures pour les usagers. Mais là, beaucoup de mesures n’ont aucun effet sur eux. »
Le texte contient des dispositions très concrètes concernant la carte d’identité ou le permis de conduire, certes. Mais elles côtoient une série d’autres dispositions visant à réduire de façon drastique un ensemble de commissions intervenant dans la décision publique ; à réformer par ordonnance des institutions aussi essentielles que l’Office national des forêts (ONF) ou les chambres d’agriculture ; à élargir le secret des affaires ; et, surtout, à faciliter l’implantation de sites industriels. Des mesures vues comme une énième œuvre de démantèlement du droit de l’environnement par ses défenseurs. Et qui arrivent devant les députés quelques jours après l’anniversaire de l’incendie de Lubrizol, dont le gouvernement assure avoir tiré les conséquences. Il dit vouloir mieux surveiller ces mêmes sites industriels.
Dans l’ordre, le projet de loi commence en son titre I par la suppression de 18 « commissions administratives ». Des assemblées consultatives, souvent composées d’élus, sur une diversité de sujets, sont évincées pour « raccourcir les délais, en supprimant des consultations devenues purement formelles », explique l’exécutif. Ainsi, passe à la trappe une commission chargée d’évaluer le coût du démantèlement du nucléaire et de ses déchets [1]. « L’excuse est qu’elle n’a jamais siégé, explique Émilie Cariou, députée de la Meuse, qui doit accueillir le futur site — nommé Cigéo — d’enfouissements de déchets nucléaires de Bure. Mais il aurait été important qu’elle siège, j’ai tenté — par des amendements cosignés avec Barbara Pompili [l’actuelle ministre de la Transition écologique et solidaire] — de la réactiver plusieurs fois et cela a été refusé. » Ne veut-on pas évaluer certains coûts du nucléaire ? « En supprimant la commission, on croit supprimer le problème », estime Mathilde Panot.
Simplifier l’implantation de sites industriels
Ensuite, le gros morceau se trouve dans le titre III, sur la « simplification des mesures applicables aux entreprises ». Et plus précisément, aux sites industriels. Lorsque ceux-ci veulent s’implanter, ils doivent — en fonction de leur dangerosité — donner des garanties de sécurité, évaluer les risques sur la santé et l’environnement, consulter les riverains. Les articles 21 à 26 du projet de loi visent à gommer des étapes dans ce processus, pour toujours plus d’industries… et donc de terres bétonnées. « Mais, à force de dérogations, on se retrouve avec un texte très difficile à comprendre », relève Morgane Piederrière, juriste et porte-parole de France Nature Environnement.
Parmi les plus contestés, l’article 25 donne la possibilité au préfet, dans certains cas, de dispenser l’industriel d’enquête publique et de la remplacer par une simple consultation publique. Or, les deux processus sont très différents. L’enquête publique est menée par un commissaire-enquêteur, qui organise des réunions physiques, accueille les riverains, recueille leurs remarques, rédige un rapport, etc. La consultation publique se passe uniquement en ligne et bénéficie de moins de publicité. « Raboter (…) les procédures de participation du public ne permet (...) de gagner ni du temps ni de l’argent », explique la Compagnie nationale des commissaires-enquêteurs dans un courrier aux députés. Cela pourrait au contraire augmenter le risque de recours juridiques « bien plus chronophages ».
« Si les procédures environnementales sont lentes, c’est qu’il faut du temps pour informer les citoyens sur les sites industriels qui se construisent à côté de chez eux », plaide Chloé Grebier, coordinatrice de Notre affaire à tous. « Et le fait de laisser le choix de l’enquête au préfet, cela pose un réel problème d’égalité devant la loi. »
L’article suivant, le 26, enfonce un clou de plus dans le cercueil du droit de l’environnement. Il prévoit que les travaux pourront commencer avant que l’autorisation environnementale ne soit délivrée. Cette autorisation vérifie que le projet (d’usine ou d’entrepôt, par exemple) a bien pris en compte toutes les conséquences sur l’eau, la biodiversité, l’air, etc. Il sera donc possible de détruire à coup de bulldozers la biodiversité… avant d’avoir l’autorisation de le faire. Autrement dit, d’artificialiser les sols en toute impunité. Que se passera-t-il si l’autorisation environnementale est finalement refusée ? « On aura fait tous ces dégâts à la biodiversité, tous ces travaux pour rien ! » s’émeut Morgane Piederrière. Ou alors, les travaux ayant commencé, la biodiversité sur le site ayant déjà été détruite, il n’y aura plus grand-chose à sauver, et il sera bien plus facile d’obtenir l’autorisation environnementale. « Cela légitime la politique du fait accompli », regrette encore la juriste.
« Les normes protègent l’intérêt général ! »
« Ce projet de loi conçoit la norme et la consultation du public comme des contraintes, explique-t-elle. Mais, pour nous, elles permettent de protéger les gens, la santé, l’intérêt général ! » Le gouvernement évoque, lui, la nécessité d’« accélérer les installations industrielles et développer l’activité et l’emploi sur les territoires ». Le dernier titre de la loi, d’ailleurs, reprend un refrain souvent entendu, et vise à supprimer les « surtranspositions » du droit européen. Les lois et procédures françaises, trop lentes, nuiraient à notre compétitivité. « Mais, on n’est pas hors modèle, conteste Chloé Gerbier. Beaucoup de notre législation en matière d’environnement provient du droit européen et les délais que l’on applique sont européens. »
Cette loi découle notamment d’un rapport commandé par le Premier ministre au député Guillaume Kasbarian, rendu — là encore hasard du calendrier — deux jours avant l’incendie de Lubrizol, le 23 septembre 2019. Il proposait « cinq chantiers pour simplifier et accélérer les installations industrielles », et comportait dans ses propositions une bonne partie des dispositions reprises dans le projet de loi, donc M. Kasbarian est maintenant le rapporteur à l’Assemblée nationale (contacté, il n’a pas trouvé le temps de répondre à nos questions). « Ces propositions, ce sont des revendications du Medef [Mouvement des entreprises de France, le principal syndicat patronal] depuis la nuit des temps. Pour faire son travail, il est allé voir une vingtaine d’industriels, il leur a demandé ce qui les entravait, et il l’a mis dans son rapport », commente Émilie Cariou. Dans le détail, on observe effectivement que parmi les personnes auditionnées, on trouve une large majorité de fonctionnaires des ministères, puis des industriels, des élus et une seule association environnementale.
Pourtant, l’incendie de Lubrizol est venu rappeler l’importance d’une bonne surveillance des sites industriels en France, et le manque de moyens et de personnel pour leur suivi. Le gouvernement a depuis multiplié les annonces de renforcement des contrôles. « D’un côté, on annonce des mesures pour améliorer la sécurité industrielle et, au même moment, avec cette loi Asap, on allège les contraintes pour l’installation de nouveaux sites », regrette Ginette Vastel, pilote du réseau risques industriels de FNE.
Au début de l’automne 2018, les agents de l’ONF ont parcouru la France à pied pendant un mois pour défendre la forêt comme un « bien commun ».
Privatisation de l’ONF
Un démantèlement qui se poursuit dans les articles suivants, en particulier dans l’article 33 du projet de loi. Il permet au gouvernement de légiférer par ordonnances concernant les chambres d’agriculture et l’Office national des forêts (ONF).
Pour l’ONF, il s’agit de donner des pouvoirs de police à des salariés de droit privé. Mathilde Panot y voit une privatisation rampante de l’ONF, car les embauches de fonctionnaires sont gelées : ils devraient donc à terme être totalement remplacés par des contractuels de droit privé. « Pourtant, la forêt mériterait une loi en elle-même », estime la députée. Même constat pour les chambres d’agriculture, comme l’explique Émilie Cariou : « Une mission parlementaire est en cours sur le sujet, et voilà que dès maintenant on donne un chèque en blanc au gouvernement pour les réformer… »
De ce « fourre-tout », Mathilde Panot tire cependant une vision d’ensemble : « On réduit le nombre d’agents publics, donc le nombre de contrôles, donc l’efficacité des lois. Ensuite, on dérégule. Et enfin, on privatise les missions de l’État, on affaiblit la puissance publique et on met les gens en danger sur la question des risques industriels. Tout cela au moment où la crise sanitaire nous a fait ressentir l’importance du service public. C’est un choc de simplification, un texte idéologique qui vise à démanteler l’État et va à contresens de tout ce qu’on aurait dû apprendre de la période. »
De son côté, Émilie Cariou a préparé, avec le groupe Écologie Démocratie Solidarité, une liasse d’amendements pour la discussion de cette semaine. Mais elle ne se fait guère d’illusions : « Le groupe majoritaire est assez docile et laisse tout passer. »
Quelques autres mesures "simplificatrices" de la loi ASAP
- L’article 21 prévoit que si une nouvelle norme est adoptée alors qu’un projet industriel est en cours de procédure pour demander son autorisation, il n’aura pas à s’y conformer. Le rapport Kasbarian parle de « sécurisation » juridique des entreprises. « Mais le droit évolue pour mieux prendre en compte l’environnement », proteste Morgane Piederrière ;
- L’article 23 prévoit que si un nouveau site industriel s’implante dans un lieu où d’autres sont déjà installés, on n’étudiera les dégâts que de ce nouveau site, et pas ceux cumulés de toutes les activités. Pourtant, l’accident de Lubrizol a permis de constater ces effets cumulés, les entrepôts du voisin NL Logistique ayant aussi largement brûlé ;
- L’article 24 bis concerne la possibilité pour les citoyens de demander une concertation pour certains projets. Le délai pour la demander est raccourci de quatre à deux mois ;
- L’article 25 bis A précise que les citoyens ont droit à l’information concernant les risques auxquels ils sont soumis… mais dans la limite du secret des affaires ;
- L’article 28 permet à des sites industriels situés à proximité puissent d’accès à des tarifs préférentiels d’achat d’électricité. « Cela va contre la nécessité de diminuer la consommation énergétique, dit Émilie Cariou. Et puis, il n’y a pas de véritable étude de coût, on ne sait pas combien cela va coûter ! »
- L’article 30 ter est sans doute celui qui a le plus fait parler de lui. C’est « l’amendement anti-squat » déposé par M.Kasbarian, qui étend la possibilité d’expulser des personnes qui occupent une propriété aux résidences « secondaire ou occasionnelle ». L’association Droit au logement dénonce le terme « occasionnelle », « absent de la loi française », qui risque d’étendre la possibilité d’expulser à « un logement vacant, une ruine, un terrain, ou tout espace sur, ou dans lequel un propriétaire s’est établi quelques heures ». L’association demande le retrait de cet article de la loi pour les propriétaires (au nom du droit de propriété) ;
- L’article 33 quater vise à faciliter l’irrigation agricole en cas de sécheresse, et la construction d’ouvrages de stockage de l’eau. Autant de solutions dont l’efficacité est contestée, y compris par des scientifiques de haut niveau. Le gouvernement pourrait d’ailleurs retirer cette mesure.
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