Le travail du plasticien Nicolas Floc’h s’est élaboré autour des modes de production à travers des structures autonomes générant leurs propres formes, et développé à partir d’une importante recherche menée depuis 2010 sur les récifs artificiels, « Paysages productifs ». L’océan, peuplé de ces habitats poissonneux destinés à la survie humaine, prend une place capitale dans la pensée de Nicolas Floc’h et se déploie à travers des séries de photographies, de sculptures, de peintures, d’installations, de pièces sonores et de performances. « Paysages productifs » met désormais 30 000 images à portée des scientifiques et des citoyens. Entretiens par Camille Paulhan et Lise Guéhenneux pour http://www.zerodeux.frhttp://www.zerodeux.fr et l’Humanité. Lire aussi La COP25 piétine… et la santé des océans ?, Le réchauffement des océans accélère, La protection ou l’exploitation de la haute mer se négocie à l’ONU et Les mystérieux canyons sous-marins, trésors en péril.
Les univers que vous mettez en place dans vos photographies, sculptures et installations : les corps (humains, animaux) semblent avoir tout à fait disparu de ces espaces sous-marins qui dessinent un monde austère où le vivant n’émerge que peu, hormis par le biais du phytoplancton.
Le milieu sous-marin est au contraire très habité mais une grande partie de cette vie n’est pas forcément visible à l’œil nu et, dans les images sous-marines, je m’attache plus à représenter les habitats que les habitants. La profondeur indiquée dans le titre des images correspond à celle du récif artificiel mais aussi à celle de la prise de vue : comme dans beaucoup de mes œuvres, l’engagement physique apparaît ici en hors-champ !
Dans mon travail, j’ai toujours inclus le vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain, notamment à travers des œuvres comme Carbone (2016-2017) dans l’exposition « Glaz », ou la Structure multifonctions (2000-2007) : des structures composées de modules permettant à des plasticiens, des musiciens ou encore des danseurs de les réinventer, de les réinterpréter. Je pense également aux Écritures productives (1995-1997) où des mots produisaient ce qu’ils désignaient – un chalutier en pêche écrivant « poisson », un marais salant formant le mot « sel », ou encore des cultures formant les mots « tomates », « salades », « fraises », etc.
La notion d’anthropocène nous place face à des échelles temporelles et spatiales qui nous obligent à interroger notre rapport au monde. C’est bien pour cela que travailler sur l’océan me semble essentiel, puisqu’il s’agit d’un espace interconnecté et mouvant, dans lequel l’eau est en permanente interaction avec l’air et avec la terre. Il me semble important aujourd’hui de réussir à construire des projets qui ne sont pas forcément anthropocentrés. Mes recherches sur les récifs artificiels essaient justement de penser des structures qui prennent en compte les écosystèmes dont l’homme est dépendant, puisqu’elles sont pensées pour le nourrir, mais qui ne sont pas centrées sur lui quant à leur fonctionnement.
Les images que je fais des fonds marins s’inscrivent à l’opposé de l’iconographie sous-marine classique comportant une dominante verte ou bleue et des poissons et coraux multicolores accentués par le flash. Au contraire, je souhaite qu’on puisse voir mes photographies de récifs ou de paysages essentiellement en noir et blanc, comme des environnements centrés sur les structures des habitats mais également très indéfinis, qui pourraient être aussi bien sous la mer que sur d’autres planètes.
L’indéfinition me paraît être une composante importante de votre travail : vous vous êtes intéressé au camouflage, par exemple avec la peinture murale Razzle Dazzle 1944 présentée en 2005 au Confort Moderne ; certaines de vos photographies sont totalement abstraites comme Colonne d’eau, – 10m, Ouessant, 2016, qui est une vue en noir et blanc de l’intérieur de l’océan et le titre même de votre exposition, « Glaz », est un éloge de l’indéfinition.
Le mot breton « glaz » qui désigne une couleur entre le bleu et le vert, est à la fois la couleur de la mer et de ses variations mais aussi celle de tous les végétaux. La mer, un champ, la campagne ou un arbre sont « glaz », et c’est pour cela que le terme m’intéresse. Dans nos représentations, l’eau et le végétal sont très distincts, alors qu’en réalité le végétal est très présent dans l’océan : ainsi, une eau peu chargée en phytoplancton sera à dominante bleue, une eau très chargée en phytoplancton sera plus verte. Bien sûr, l’adjectif breton « glaz » semble ultra local, régional, alors qu’en fait c’est un terme plus global. La planète, que l’on représente souvent verte et bleue, est sans doute plus « glaz ». Cependant, plus que l’indéfinition, c’est la confrontation de certaines catégories de l’art — comme la peinture, la sculpture, la photographie, la performance — au réel et un aller-retour constant entre celles-ci et le monde qui définissent davantage mon travail.
Paysages productifs, Bulles, pH 5.5, - 3m, zone acide, Vulcano, Sicile, 2019, Tirage Carbone 79,5 x 110 cm © Nicolas FLOC’H / Commande du ministère de la Culture et du Centre national des arts plastiques, 2018
Pourriez-vous expliciter ce qui vous fascine tant dans l’océan, dans son rapport à l’invisibilité ?
Je pratique la plongée depuis l’enfance, et cette relation à la surface, à ce qui se trame dessous, a toujours été importante. Mon attachement à l’océan, avec l’étendue de la mer et celle du ciel, ainsi qu’une immersion à 360° dans la couleur en plongée, m’a amené à m’intéresser à la peinture monochrome. Je cherche depuis de nombreuses années à formuler ce rapport à la monochromie, et travailler sur la couleur de l’océan est devenu un point d’entrée logique : j’ai donc réalisé la pièce sonore La couleur de l’eau (2017), dans laquelle le scientifique Hubert Loisel évoque cette question. J’ai eu la chance de travailler avec la station marine de Wimereux, non loin de Boulogne-sur-Mer, où un scientifique, Fabrice Lizon, étudie la composition cellulaire du phytoplancton. Nos échanges m’ont permis de comprendre que ce dernier produisait des pigments que l’on pouvait extraire. Ce sont eux que j’ai vaporisés sur l’ensemble des murs de la grande galerie du FRAC et c’est une nouvelle entrée sur la couleur que je vais continuer à développer.
Vous avez une propension à montrer ce qu’on ne voit pas ou ce qu’on ne voit plus : dans les Peintures recyclées (2000-2004), vous aviez demandé à des artistes peintres de vous confier une toile qu’ils ne souhaitaient pas exposer et dont vous recycliez la peinture en tube ou en pot ; pour la Performance painting #4 (2007) vous exposiez des tapis sur lesquels des danseurs avaient auparavant performé, en les relevant et en montrant leurs traces, les souvenirs des pas… Dans vos œuvres les plus récentes, on sent ce désir de montrer ce qui se passe sous l’eau, d’aller dénicher les récifs, de les rendre visibles, de leur redonner une forme en volume à partir de sculptures documentaires.
Nicolas Floc’h, La Tour pélagique, 2008. Filets nylon et câbles, deux projecteurs diapositives Goeschman, diapositives 6×7.Co-production Biennale de Rennes, Collection Frac Bretagne. Photo : Nicolas Floc’h.
Il y a toute une partie de mon travail dans laquelle je cherche en effet à révéler ce qui est invisible : par exemple, Pélagique est un filet de pêche que j’ai choisi de déployer dans la nef centrale du CAPC — à l’occasion de l’exposition « Hors-d’œuvre » en 2004 — alors qu’il n’est d’habitude pas visible. À l’inverse, il y a des choses très visibles que je choisis de déplacer : c’est le cas de La Tour pélagique déjà évoquée qui redevient un objet invisible une fois déployé sous l’eau et que j’expose en tant que tas, replié sur lui-même. Pour les Peintures recyclées, la matière demeure mais l’image a disparu, il reste une pâte monochrome. Pour moi, le cœur du travail n’est pas toujours dans le visible, et l’œuvre plastique peut parfois disparaître ; en ce sens, je rejoindrais Allan Kaprow qui, dans son recueil L’art et la vie confondus, évoque les gestes du quotidien comme des performances sans pour autant qu’elles soient forcément observées par des spectateurs. Ce que je cherche à montrer, c’est une toute petite partie de ce qui peut se passer sur l’ensemble du processus qui fait œuvre.
Être artiste aujourd’hui, c’est agir dans un monde en pleine transition et interroger des contextes sans cesse renouvelés. L’océan est sans doute le territoire qui permet d’approcher ce qui vient, il est au cœur des grands défis qui nous attendent. Demain, habiter, nous nourrir et échanger seront déterminés par son évolution.
Nicolas Floc’h, Paysages Productifs, Macro-algues, –8 m, Ouessant, 2016. Tirage pigmentaire sur papier mat Fine Art, 150 × 210 cm, production centre d’art la Criée / EESAB, Rennes. Photo : Nicolas Floc’h.
« Paysages productifs » est une commande publique un peu particulière. Il est question de transmission puisque la matérialité de cette commande consiste en un ensemble d’éléments comprenant des images diffusées dans des lieux publics, par le biais de tirages originaux, l’édition de deux posters, d’un livre, d’expositions et d’un fonds photographique mis à disposition de la recherche. On imagine souvent la commande publique sous forme de sculptures dans l’espace public. Nicolas Floc’h revient sur la façon dont il a pu réaliser le projet et le replace dans sa pratique sous-marine menée en lien avec des scientifiques sur plusieurs sites ; le questionnement de la représentation de paysages invisibles qui n’existent pas dans la généalogie artistique, la position de l’artiste et du citoyen.
Vous venez d’achever la commande publique d’un chantier mené dans le parc national des Calanques. Comment s’est construit le projet ?
J’ai répondu à un appel à projets de la Fondation Camargo, de l’Institut Pythéas et du parc national des Calanques qui proposait à des artistes de travailler sur le territoire du parc. Mon projet sur les paysages sous-marins a été retenu. J’ai proposé de réaliser un inventaire photographique entre 0 et 30 mètres de profondeur en suivant la côte sur 162 kilomètres entre La Ciotat et Marseille. Après une première phase de travail, soutenue par de nombreux acteurs sur le territoire et relayée par la conseillère aux arts plastiques de Paca, le projet était accepté et j’ai pu le finaliser grâce à ce dispositif. Souvent, la commande publique est associée à des objets construits et placés dans l’espace public. En proposant de révéler un patrimoine naturel et de remettre un ensemble conséquent de documents, je ne construisais pas un objet, mais je donnais accès au plus grand nombre à une partie invisible du territoire. Ainsi, j’ai choisi de restituer le projet sous la forme de 30 000 images, mon fonds photographique, accessible et utilisable pour la recherche par l’impression de posters envoyés aux écoles de la région, par 50 petits tirages diffusés dans des lieux publics et par la publication d’un livre diffusé dans les bibliothèques et en librairies. Cette proposition globale fait œuvre. Elle est une contribution citoyenne pour la perception d’un territoire.
Pratiquer sur différents terrains vous permet donc de faire des comparaisons ?
« Paysages productifs » est mené simultanément sur les différentes façades maritimes françaises avec des sous-ensembles. À l’ouest, « Initium maris », sur le territoire breton, va de l’Atlantique à la Manche. « La couleur de l’eau » couvre la côte nord et « Invisible », dans les calanques, représente le point d’entrée en Méditerranée. Dans un deuxième temps, je mets en parallèle ces territoires avec d’autres zones en France ou ailleurs dans le monde. Ces comparaisons mettent en exergue des phénomènes qui rendent visibles des manifestations souvent abstraites comme le réchauffement climatique, l’acidification des océans, les pressions anthropiques… Avec le réchauffement climatique, on assiste à un déplacement des écosystèmes plus rapide et visible dans l’océan que sur terre. Je travaille à représenter le vivant et les interactions entre l’océan, la terre, l’atmosphère et les glaces, ces interconnexions que l’océan, plus que tout autre milieu, nous permet d’approcher et de comprendre de manière évidente.
Pourquoi avez-vous choisi la forme de l’inventaire ?
On ne connaît pas le paysage sous-marin de nos propres côtes. Photographiquement, cette image est manquante. On représente la faune, la performance sportive ou l’expédition de façon anthropocentrée, mais ce qui s’étend sous le regard, dans sa banalité, n’est pas révélé. La première chose est de faire émerger une représentation de ces vastes paysages. Le deuxième constat est qu’ils se transforment plus rapidement que sur terre et qu’il me paraît essentiel d’enregistrer un état à un instant donné. Les scientifiques accumulent des données, des fragments photographiques et réalisent des suivis. Nous avons souvent une information sur l’évolution des écosystèmes, mais pas de représentation à l’échelle du paysage, c’est ce que je fais à partir de vues panoramiques au grand-angle.
Pourquoi le choix du noir et blanc pour cet inventaire ?
Le noir et blanc stimule l’imaginaire, il nous place dans un espace indéfini. Sommes-nous sur Terre, sur une autre planète ? Fait-il jour, nuit ? Son usage permet de s’éloigner de certains stéréotypes et d’un certain exotisme. IL nous renvoie à l’histoire de la photographie et à celle du paysage. On pense aux missions géologiques aux États-Unis qui ont permis la découverte de paysages inconnus, aux photographes de la Grande Dépression révélant la crise à l’œuvre sur des visages ou des vues urbaines ; ou l’inventaire industriel des Becher ou celui de la Datar. Les tirages carbone de paysages sous-marins des calanques convoquent ces lieux et ces époques, les transformations du vivant, de ces espaces invisibles pour beaucoup et pourtant si proches.
commenter cet article …