La population va continuer à croître, même si de vastes parties du globe verront leur nombre d’habitants décliner, selon un rapport de l’ONU. Pour l’agronome Marc Dufumier, l’agriculture doit tenir compte du fonctionnement de l’écosystème dans sa globalité. D’après ONU, Martine Valo et les propos de Marc Dufumier recueillis par Fabien Goubet pour Le Monde, juin 2019. Lire aussi Le « régime de santé planétaire » ? Des protéines végétales et un steak par semaine !, « Freiner la croissance de la population est une nécessité absolue » et Nourrir la planète avec une agriculture 100% biologique en 2050, c’est possible.
Vieillissant et de plus en plus contrasté : tel est le visage du monde qui se dessine dans les dernières données démographiques de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ce n’est pas une surprise, la population va continuer à croître, mais de vastes parties du globe vont dans le même temps voir inexorablement leur nombre d’habitants décliner, sauf à s’ouvrir à l’immigration.
Les démographes considèrent comme sûre à 95 % la probabilité que nous soyons entre 8,5 et 8,6 milliards en 2030. Au-delà, en 2050, la planète va devoir porter 2 milliards de terriens de plus qu’aujourd’hui pour atteindre 9,7 milliards, selon les Perspectives de la population dans le monde 2019, publiées le lundi 17 juin.
Contrastes
Un maximum d’environ 11 milliards de personnes pourrait être atteint vers la fin du siècle, selon les statistiques et les projections de la division de la population du département des affaires économiques et sociales de l’ONU, qui se livre à cet exercice de mise à jour tous les deux ans depuis le début des années 1950.
A partir de milliers de recensements et d’enquêtes, ces experts confirment : le nombre des humains croît, alors que chaque famille a de moins en moins d’enfants. En 1990, on comptait en moyenne 3,2 naissances par femme en âge de procréer, puis 2,5 en 2019. En 2050, ce taux de fécondité devrait s’établir à 2,2, sachant que 2,1 naissances sont nécessaires pour assurer le renouvellement des générations. Un tel ralentissement n’avait jamais été observé depuis le milieu du XXe siècle, même s’il ne suffit pas à freiner l’expansion du nombre d’humains.
Le monde connaît en fait des réalités extrêmement contrastées. Le nombre de naissances reste en moyenne de 4,6 par femme en Afrique subsaharienne, de 3,4 en Océanie (hors Australie et Nouvelle-Zélande), de 2,9 en Afrique du Nord et à l’ouest de l’Asie.
Les rapporteurs de cette 26e édition des Perspectives expliquent que, compte tenu des structures d’âge actuelles, « les deux tiers de la croissance prévue de la population mondiale d’ici à 2050 (…) se produiront, même si la fécondité dans les pays à fécondité élevée tombait immédiatement à environ 2 naissances par femme sur toute une vie ». Le constat vaut pour les pays qui tardent à rejoindre la tendance mondiale à une forte baisse du nombre de naissances. Aujourd’hui, près de la moitié des gens vivent dans des régions qui se situent en dessous du taux de renouvellement.
Basculement Chine-Inde
Actuellement, les naissances sont inférieures aux décès dans 55 pays – soit près d’un quart des 235 Etats ou territoires analysés dans ce rapport. Pour ceux-là, le fléchissement de la population sera d’au moins 1 % dans les trente prochaines années. Pour la moitié d’entre eux, l’évolution annoncée risque même de se solder par des pertes d’au moins 10 % – au Japon, en Grèce ou au Portugal entre autres. On attend aussi des chutes de plus de 20 % en Lituanie, Bulgarie, Lettonie.
Ensemble, les habitants d’Amérique du Nord et d’Europe devraient ainsi passer de 1,114 milliard en 2019 à 1,132 milliard en 2030, avant d’amorcer une régression à 1,120 milliard à la fin du siècle. A l’inverse, d’ici à 2050, neuf pays devraient concentrer plus de la moitié de la croissance démographique mondiale : Inde, Nigeria, Pakistan, République démocratique du Congo, Ethiopie, Tanzanie, Indonésie, Egypte et Etats-Unis.
Par ailleurs, le basculement entre les deux Etats les plus peuplés de la planète, déjà annoncé, se précise. Le 1,43 milliard de Chinois (19 % de la population mondiale) devrait abandonner prochainement la première marche du podium, car ils pourraient perdre 31,4 millions de compatriotes d’ici à 2050. Le 1,37 milliard d’habitants de l’Inde devrait les détrôner autour de 2027, car ils font davantage d’enfants et approcheront probablement 1,5 milliard.
Parmi les pays qui continuent à voir leur nombre de ressortissants augmenter rapidement, quarante-sept affichent les indices de développement socio-économiques les plus faibles. L’Afrique subsaharienne y est surreprésentée avec trente-deux pays dont la population a augmenté 2,5 fois plus rapidement que sur le reste de la planète depuis 2015. L’ONU s’inquiète à leur sujet de la « pression sur des ressources déjà tendues ». Comment relever le défi du développement durable dans ces conditions ?
« Cela faisait plusieurs années qu’on revoyait à la hausse les prévisions de la population mondiale à cause du taux de fécondité qui restait élevé en Afrique subsaharienne, rapporte Gilles Pison, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chercheur associé à l’Institut national d’études démographiques. On se trompait en pensant qu’il ne baissait plus : en fait, il le faisait moins vite qu’ailleurs, moins que lors de la transition démographique en Asie et en Amérique latine il y a trente ou quarante ans. Cette fois, on a révisé les projections à la baisse. Reste qu’un habitant de la planète sur six naît en Afrique aujourd’hui, ce sera un sur quatre lorsque nous serons 9,7 milliards. »
Tendances de long terme
Le continent noir devrait en effet voir sa population doubler et passer de 1,3 milliard à 2,5 milliards en 2050. Celle du Niger pourrait tripler dans le même temps. Celui-ci se distingue de la tendance générale : il pourrait être le seul pays dont le taux de fécondité risque de demeurer supérieur à quatre enfants par femme en 2050. Il est à plus de sept aujourd’hui.
En Afrique subsaharienne, 62 % des gens ont moins de 25 ans. Avec 11,7 personnes dans la tranche 25 à 64 ans – en âge de travailler donc –, pour une de 65 ans ou plus, la région a le ratio le plus élevé du monde. Cette partie de la population qui augmente plus vite que les autres a donc moins d’enfants ou de retraités à soutenir. L’ONU y voit une occasion de développement, à condition que les gouvernements s’en saisissent pour investir dans la santé et l’éducation.
Pour les démographes, les flux de migration constituent désormais une « composante majeure » des évolutions de population, précise le rapport. Il y a les phénomènes qu’ils ne prévoient pas : les guerres, les catastrophes naturelles. La Syrie compte 20 % d’habitants de moins qu’en 2010 ; à Porto Rico, les cyclones ont contribué à faire partir 18 % des habitants entre 2010 et 2019.
Les experts de Perspectives notent des tendances de long terme. Pour la plupart des régions, les départs et les arrivées de migrants des années 2010 à 2020 devraient être inférieurs à ceux de la décennie précédente. En Afrique du Nord et dans l’ouest de l’Asie, l’émigration nette devrait être 48 % moins importante durant cette décennie par rapport à la précédente, 40 % en Amérique latine.
Seule l’Afrique subsaharienne a connu ces derniers temps une augmentation « substantielle » des migrations internationales avec 4,1 millions de départs, 76 % de plus que durant la période 2000-2010. L’ONU note que pour quatre pays (Biélorussie, Allemagne, Italie et Russie), l’immigration a compensé un solde naturel négatif et permis de maintenir une croissance démographique positive durant la décennie.
Professeur d’agronomie, ex-titulaire de la chaire d’agriculture comparée et de développement agricole à AgroParisTech, Marc Dufumier prône un changement de paradigme agricole en refusant le modèle imposé par les industriels et en considérant les milieux naturels cultivés dans leur globalité et leur complexité. Son livre L’agroécologie peut nous sauver vient de paraître aux éditions Actes Sud.
Vous êtes souvent présenté comme l’un des pionniers de l’agroécologie scientifique. De quoi s’agit-il ?
L’agroécologie scientifique est une branche de l’écologie consacrée aux écosystèmes aménagés par les agriculteurs. Elle vise une compréhension la plus précise possible des milieux naturels domestiqués, et ce dans toute leur complexité : les interactions entre les végétaux, les hommes et les animaux mais aussi les éléments biologiques, physiques, climatiques, etc.
C’est une approche systémique qui tente de comprendre comment les pratiques agricoles modifient, simplifient et fragilisent éventuellement les écosystèmes, et de proposer des solutions pour les faire fonctionner sans trop simplifier, ni trop fragiliser. Pour être efficace, il faut d’abord bien connaître le fonctionnement de l’écosystème dans sa globalité.
Comment en êtes-vous venu à cette discipline ?
En 1968, je suis parti en mission à Madagascar. J’étais un jeune agronome sortant de l’école, formaté et pétri de certitudes concernant le bien-fondé des engrais de synthèse, des variétés végétales à haut potentiel de rendement et de toutes les techniques agrochimiques. Les rizières inondées fourmillent de vie : poissons, escargots, grenouilles, canards qui s’occupaient de manger les ravageurs et les mauvaises herbes… Tout ce système fonctionnait très bien, et me voilà qui arrivais avec mon riz high-tech, mes produits chimiques, et qui tuais tous ces poissons, ces canards, ces escargots, bref, toutes les sources de protéines.
Ces femmes malgaches m’ont dit : « Votre riziculture améliorée merci, mais on trouve que c’est plutôt une riziculture empirée. » Elles avaient entièrement raison ! J’ai eu la chance de me rendre compte très tôt que leur objet de travail était un agroécosystème d’une profonde complexité et que raisonner uniquement en termes de génétique, de rendement, d’engrais, etc., ne menait nulle part. Pour être efficace, il faut d’abord bien connaître le fonctionnement de l’écosystème dans sa globalité.
Nous serons bientôt 10 milliards sur Terre. Une agriculture inspirée de l’agroécologie peut-elle suffire à remplir tous ces estomacs ?
Sur un plan technique, oui, c’est parfaitement possible. Il n’y a pas de recette unique : chaque écosystème est différent. Mais il existe des points communs, comme faire usage du plus intensif à l’hectare de ce qui est le moins coûteux économiquement : l’énergie solaire, le gaz carbonique et l’azote atmosphérique pour que les plantes fabriquent glucides, lipides et protéines. Il faut également limiter au maximum l’emploi d’énergies fossiles et de produits de synthèse. Pas d’inquiétude, on peut largement nourrir 10 milliards de personnes avec une agriculture intelligente et durable.
Par opposition à l’agriculture industrielle ?
Cette forme de production n’est pas durable, c’est certain. Elle est extensive et grignote toujours plus de forêts et d’espaces naturels, au lieu d’intensifier à l’hectare l’emploi de ce qui ne coûte rien. Elle repose trop sur les énergies fossiles pour le fonctionnement des engins et la fabrication d’engrais azotés et de produits pesticides, dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’ils sont nocifs pour l’environnement voire pour la santé.
En outre, elle a remplacé par des machines une force de travail agricole qui est pourtant surabondante à l’échelle mondiale, autrement dit, au prix de la pauvreté de millions de gens qui ont dû quitter l’agriculture et vivent dans des bidonvilles plutôt que de tirer un revenu et de la nourriture du travail de la terre.
Compte tenu de la démographie, n’est-il pas difficile de tourner le dos à ces techniques ?
Nourrir correctement et durablement l’humanité tout entière est parfaitement possible. Si aujourd’hui 820 millions de personnes ont faim, et si un milliard souffrent de carences alimentaires, cela n’a rien à voir avec un manque de nourriture, mais avec les écarts de revenus. Ce sont des pauvres qui ne parviennent pas à acheter des aliments qui pourtant existent. Pour nourrir convenablement une personne, il faut environ 200 kilos de céréales (ou équivalents) par an. La production mondiale est d’environ 330 kilos aujourd’hui. Cherchez l’erreur…
Si des pauvres des favelas brésiliennes ont faim, c’est parce que le pays exporte son maïs et son soja vers les pays occidentaux pour nourrir nos cochons ou pour fabriquer des agrocarburants et donner à boire à nos voitures et à nos avions.
Erik Fyrwald, directeur général de Syngenta, disait, en 2017, que « l’agriculture bio ne produira jamais assez pour nourrir le monde ». Que répondez-vous ?
Les tenants de l’agrochimie brandissent toujours le rendement à l’hectare comme argument massue. Ce qui est important, c’est, selon moi, d’accroître la valeur ajoutée à l’hectare, c’est-à-dire de prendre en compte ce qu’on produit, mais aussi ce qu’on détruit. L’agriculture productive dont parle ce monsieur produit certes beaucoup, mais elle est aussi destructive puisqu’elle emploie des produits chimiques toxiques et des carburants fossiles. Son bilan net est très faible, de l’ordre d’un cinquième du produit brut. Dans les pays industrialisés, nous ne devons pas produire plus, nous devons produire mieux.
Comment produire mieux en refusant les innovations agronomiques ?
Mais l’agroécologie ne les refuse pas, tant qu’elles respectent le fonctionnement de l’écosystème ! La plus grande erreur de l’agriculture est d’avoir oublié que l’écosystème est un enchevêtrement d’interactions incroyablement complexes. Or, nous avons misé depuis plus d’un siècle sur un seul cheval : le rendement de variétés à haut potentiel, d’abord grâce à des croisements, puis grâce à la génétique, la chimie… Cela a imposé de modifier l’écosystème afin de le rendre conforme à ce potentiel et, ce faisant, nous l’avons fragilisé, voire menacé. Résultat, nous avons obtenu des cultures certes plus productives, mais également gourmandes en engrais et sensibles aux ravageurs. Sans oublier que des espèces résistantes aux traitements commencent à apparaître. Problèmes que le lobby agrochimique compte résoudre avec d’autres variétés, OGM ou non, d’autres molécules chimiques, etc. C’est une éternelle fuite en avant qui n’a aucun sens.
Faut-il se résoudre enfin à devenir végétarien ?
Plus il y a de gens qui accèdent à la viande, plus il faut envisager une production végétale importante pour l’élevage. De 3 à 10 calories végétales sont requises pour fabriquer une calorie animale. C’est un véritable défi auquel il faut réfléchir. Car, en réduisant la viande, ce sont autant de terres agricoles destinées à l’élevage qui deviennent disponibles pour nourrir des êtres humains. Si l’on veut combattre les problèmes de malnutrition, c’est sur ce genre de levier qui réduirait les inégalités de revenus qu’il faut agir. Sans compter qu’en manger un peu moins serait aussi bénéfique à notre santé…
L’agroécologie peut nous sauver, de Marc Dufumier (Actes Sud, 176 p., 18,50 €).
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