La deuxième Rencontre internationale des résistances aux OGM, à Lorient, a démontré la nécessité de renouveler les stratégies de lutte contre les ambitions des multinationales de l’agrochimie. Par Patrick Piro le 3 mai 2017 pour Politis. Lire aussi Une quarantaine d’ONG européennes lancent une initiative citoyenne contre le glyphosate, La toxicité du Roundup connue de Monsanto depuis au moins 18 ans, et Les juges de La Haye taillent Monsanto.
En 2006, j’étais à Lorient avec Greenpeace pour empêcher l’entrée d’une cargaison de soja transgénique dans le port. Me voilà au même endroit une décennie plus tard, et les OGM destinés à l’alimentation animale passent toujours », déplore Arnaud Apoteker. Pour faire contrepoids, le militant cite la spectaculaire victoire de la population du quartier d’Intuzaingo, dans la ville de Córdoba (Argentine) : après quatre années d’affrontements, souvent violents, son blocus a finalement eu raison, en novembre dernier, du projet de construction par Monsanto d’une des plus grandes usines de production de semences transgéniques au monde.
Après la vague des fauchages de champs OGM des années 2000, le refus des consommateurs de voir des transgéniques dans leur assiette et le barrage qu’oppose le gouvernement à la culture du maïs transgénique Mon810 de Monsanto, « les gens croient que les OGM sont bannis en France, alors qu’il ne s’agit que d’un moratoire, constate un des ateliers, et que de nouvelles générations de plantes manipulées, des OGM “cachés” tels que le colza et le tournesol, sont dans les champs. »
La deuxième Rencontre internationale des résistances aux OGM, qui s’est déroulée à Lorient du 28 au 30 avril à l’initiative de l’association bretonne Ingalan, a montré que la bataille était loin d’être terminée. Bien que venu d’une trentaine de pays, le public un peu clairsemé de quelque 200 participants, où les grandes organisations françaises manquent à l’appel, a tenté de relancer une mobilisation globale face à de nouveaux défis. « On ne s’en sortira pas sans la solidarité du Nord », prévient Blandine Sankara, porte-parole du mouvement CCAE, lequel a mobilisé contre le coton OGM au Burkina Faso. Les nouveaux enjeux sont-ils insuffisamment perçus ? « Vous portez des vêtements tissés en fibres contaminées ! », lance Graciela Gásperi, de l’institut argentin Incupo. René Louail, dirigeant paysan breton, rappelle que les volumes de soja OGM importés en Bretagne pour l’alimentation animale « ont mobilisé un million d’hectares sud-américains pour une région qui en cultive 1,6 million » (lire ci-dessous) – un accaparement de terres qui ne dit pas son nom. Et l’invasion se poursuit dans le monde. En Colombie, un collectif signale « une menace récente apparue sur les semences natives, la contamination par des OGM qui occupent déjà 15 % des surfaces cultivées en maïs dans le pays ». Au Proche-Orient, rappelle l’écologiste libanaise Lilia Ghanem, la guerre a des conséquences catastrophiques pour la biodiversité des cultures et l’autonomie alimentaire. « En Irak, Monsanto et ses OGM sont arrivés avec les chars états-uniens ! » Dans cette région, berceau de plusieurs céréales, l’une des ordonnances « Bremer », laissées en héritage au pays en 2004, met les paysans, pour deux décennies encore, sous la coupe des multinationales de l’agro-industrie, l’obligation d’acheter des semences OGM supplantant l’ancienne interdiction de privatisation des ressources biologiques. Au Ghana, le mouvement Food Sovereignty Ghana mobilise une large part de la société civile depuis trois ans contre l’adoption d’une réglementation similaire.
Trop tard pour l’Argentine, qui est devenue une république transgénique depuis le milieu des années 2000. « Imaginez la moitié de la France, 24 millions d’hectares, soit 80 % des terres arables, cultivées en OGM, dont 20 millions d’hectares rien que pour le soja…, se désole Graciela Gásperi. Dans le Gran Chaco, deuxième écosystème en importance après l’Amazonie, on assiste à un crime contre la biodiversité. » Aux Philippines, où pourraient être menacées les quelque 200 variétés de riz recensées, le segment transgénique « riz doré » n’est toujours pas abandonné, bien que fortement combattu.
Qu’il s’agisse de plantes rendues résistantes à un herbicide, le Roundup de Monsanto, par exemple, dont on peut alors les asperger pour désherber alentour, ou de variétés manipulées pour produire leur propre insecticide, les cultures OGM génèrent des pollutions importantes, et parfois des ravages sanitaires soulignés dans presque toutes les interventions. « Les champs sont traités par avionnettes qui aspergent dans n’importe quelles conditions, passant en toute impunité au-dessus des maisons, des écoles, s’insurge Orlando Lemus Galacia, du réseau guatémaltèque Redsag. Dans le fleuve de La Pasión, 23 espèces de poissons ont disparu, un écocide ! »
Et puis on n’en est plus à de grossières manipulations, comme l’introduction d’un gène de poisson dans une fraise, s’alarme Guy Kastler. « La transgenèse procède aujourd’hui à des mutations accélérées via des procédés qui échappent à la définition originelle des OGM, et donc aux contraintes réglementaires qui leur sont attachées. » Le militant de la Confédération paysanne signale que les industriels des biotechnologies bataillent pour faire modifier les termes du Protocole international de Carthagène sur la biosécurité, afin de faciliter le brevetage de leurs interventions sur le vivant.
Lorient a fait une large place aux mouvements de défense des semences paysannes et de promotion de l’agroécologie. Et, coïncidence de dates, le terrain du droit livrait une victoire symbolique importante dix jours auparavant. Les cinq magistrats professionnels du « Tribunal Monsanto » citoyen ont rendu leur avis après l’examen des milliers de pages déposées par les plaignants et des témoins, en octobre dernier, à La Haye (lire aussi Monsanto traduit devant un tribunal international citoyen à La Haye, Les citoyens se font justice face à Monsanto, et Les juges de La Haye taillent Monsanto) : « oui », la firme a porté atteinte au droit international à un environnement sûr et durable, au droit à l’alimentation, à celui d’un meilleur état de santé ainsi qu’à la liberté de la recherche scientifique. Ce raisonnement juridique inédit a déjà des répercussions concrètes, signale Arnaud Apoteker, qui a coordonné le « Tribunal Monsanto » : la juge l’a évoqué lors de l’examen, fin avril, de la plainte en diffamation portée par le militant anti-OGM Christian Vélot, et la rapporteuse de la commission des droits de l’homme de l’ONU le mentionne dans un rapport sur les pesticides.
En Bretagne, terre dépendante aux OGM importés, des paysans démontrent qu’un élevage de qualité est viable grâce à une alimentation animale locale et non transgénique. Reportage.
Petite leçon dans la prairie, au ras des pâquerettes. Jeanne Brault ramasse un trèfle, deux feuilles de fétuque, un peu de ray-grass anglais. Des herbes folles, à vue de botte. Pour l’éleveuse, c’est la triplette fourragère qu’elle a sélectionnée et semée en 2015, avec son associé et mari Dominique Le Calvez, pour transformer cette parcelle en une pâture nourricière. Croissance rapide, productivité, teneur en protéines… il existe de nombreuses variétés de ces espèces. « Nous n’avons pas retenu les plus énergétiques, mais celles qui pourront assurer la meilleure durabilité à la prairie. Nourrir correctement les bêtes sans épuiser la terre, et pour de nombreuses années », prévoient-ils.
Dans la pâture voisine, la cinquantaine de vaches de leur cheptel aura bientôt tout tondu. Le printemps est anormalement sec, « mais on annonce un peu de pluie la semaine prochaine ». Les bovins sont à l’herbe huit mois sur douze, et la fauche de l’excédent permet de couvrir l’hiver, moyennant un petit complément en tourteaux de colza achetés chez un voisin. Les deux exploitants, qui ont repris il y a trois ans la ferme des Hirondelles, à Plédéliac près de Lamballe (Côtes-d’Armor), se surprennent d’avoir déjà atteint la rentabilité. Le voisinage prédisait « qu’ils ne passeraient pas le premier hiver » avec leur choix d’un élevage extensif, sans pesticides et autonome : sur 70 hectares de prairie, broutent quatre fois moins de vaches que n’en avait leur prédécesseur, le lait est bio et produit sans soja importé. Radicalement à contre-courant du modèle breton.
En quelques décennies, la région est devenue le pôle emblématique de l’élevage intensif français hors sol, avec une spécialisation outrancière dans la filière porcine. Pour accroître les rendements en viande et en lait, les éleveurs ont basculé vers une alimentation à base de maïs, la plus énergétique des céréales. Les vaches de la ferme des Hirondelles donnent en moyenne 5 300 litres de lait par an. Celles des voisins, au régime maïs, produisent près du double.
Cependant, pour équilibrer ce régime alimentaire hyper-énergétique, il faut leur apporter un fort complément en protéines végétales. Et colza, pois, tournesol, luzerne locaux n’y suffisent pas, notamment parce qu’en 1992, dans un jeu de concessions réciproques avec les États-Unis, l’Union européenne accepte de limiter ses cultures de protéagineux (accord de Blair House). L’agro-industrie se tourne alors massivement vers l’importation de soja, reine des plantes à protéines, d’abord issu des États-Unis puis du Brésil et de l’Argentine, qui y consacrent d’immenses superficies à des coûts de production très compétitifs. L’optimisation économique pousse les producteurs européens de rations animales à se concentrer autour des grands ports où débarque le soja – Brest, Lorient, Saint-Nazaire pour la France. Les élevages suivent. Avec 6 % du territoire français, la Bretagne concentre près de 60 % du cheptel national de cochons.
Et au début des années 2000, apparaissent les premiers tourteaux de soja transgéniques. Sans heurt ou presque : la législation européenne n’impose pas de signaler la présence d’OGM dans les rations animales, ni dans les produits animaux issus de leur consommation. Cinq ans plus tard, la quasi-totalité du soja débarqué en France est OGM : sous la pression des géants de l’agro-industrie, dont Monsanto, l’agriculture sud-américaine s’est brutalement convertie aux variétés transgéniques. Pour la Bretagne, le piège est complet, avec à la clé le problème de la gestion d’énormes volumes d’effluents animaux, lesquels polluent presque toutes les rivières locales.
Un jour de 2007, René Louail, ancien porte-parole de la Confédération paysanne, reçoit Jean-Yves Le Drian dans sa ferme de Saint-Mayeux, près de Loudéac (Côtes-d’Armor). Deux ans plus tôt, le président du conseil régional signait la charte de Florence des régions européennes sur « la coexistence entre les OGM et les cultures traditionnelles et biologiques ». Alors que monte la résistance aux OGM, dont René Louail est une figure nationale, Jean-Yves Le Drian s’engage devant lui à investir autant dans les filières alternatives que dans l’agriculture conventionnelle. « C’est un comportement d’escroc !, fulmine le paysan contre l’élu. Dix ans après, alors que c’est un point crucial, rien n’a été fait pour que les ports de Brest et de Lorient s’équipent, comme à Saint-Nazaire, de cellules de stockage distinctes dédiées aux cargaisons non transgéniques. » Résultat, les éleveurs bretons en quête de soja non OGM doivent supporter un surcoût significatif pour leur acheminement, par camions, de Loire-Atlantique.
René Louail, pour sa part, n’a jamais voulu prendre les rails du modèle productiviste. Son exploitation, consacrée principalement à l’élevage de poules en Label Rouge, s’approvisionne en tourteaux de protéagineux locaux – féverole, lupin, pois, etc. –, dont la culture n’est désormais plus contrainte par l’accord de Blair House, qui n’a pas été renouvelé. L’éleveur est aujourd’hui à la retraite, et c’est son fils Emmanuel qui a pris sa suite, acquéreur il y a quatre ans de la moitié du capital de la ferme, une installation qu’il n’est pas peu fier d’avoir facilité. « Aux alentours, les paysans qui ont choisi l’option de l’agro-industrie ne trouvent pas de jeunes en capacité de reprendre leurs fermes, fragilisées par des dettes importantes. Alors ce sont des voisins qui rachètent, pour agrandir encore leurs exploitations… »
Ce matin-là, un franc soleil réchauffe l’atmosphère, et les volatiles en fin de croissance font leurs premiers pas hors des poulaillers. Le confinement anti-grippe aviaire, qui a un temps pesé sur les élevages de la région, vient d’être levé. « Les OGM ? Hors de question !, s’élève Emmanuel Louail. Je ressens comme une véritable humiliation la contrainte que fait peser ce système, et en particulier l’injustice du surcoût : on paye pour pouvoir se passer d’une technologie ! » Il a fait le calcul : le choix d’une alimentation non-transgénique issue de cultures locales ponctionne, en charges, l’équivalent du revenu dégagé par l’un des trois poulaillers de l’exploitation. « Et l’on ne peut pas compenser par un prix de vente plus élevé, parce que la qualité “zéro OGM” ne peut pas être valorisée sur le marché », explique Christian Salomon, technicien du groupement Breizh’Val, au service de 50 producteurs de volailles en Label Rouge et sans OGM, dont Emmanuel Louail : comme il n’existe pas de filière distincte et contrôlée pour les aliments « non OGM », l’allégation n’est pas valable.
D’autant plus, qu’à l’instar d’autres signes de qualité comme l’appellation d’origine contrôlée (AOP) et l’indication géographique protégée (IGP), le cahier des charges du Label Rouge n’impose pas non plus aux produits commercialisés d’être indemnes de transgéniques dans le processus de fabrication. « Or les consommateurs, qui dans leur très grande majorité rejettent les OGM dans leur assiette, supposent intuitivement que c’est le cas, souligne René Louail. Il serait catastrophique pour ces filières qu’ils se considèrent un jour floués, d’autant plus que nous sommes en train de gagner la bataille ! »
Car d’importants opérateurs agroalimentaires, comme Loué et Terrena, ont perçu le danger de cette incohérence, en s’engageant de manière volontariste sur l’achat de gros volumes de soja sans OGM, pour la fabrication d’aliments pour bétail. « Les professionnels ont parcouru tout le chemin, il faut maintenant enfoncer totalement le clou en faisant acter formellement par le législateur l’interdiction des OGM dans le cahier des charges des signes de qualité », insiste René Louail.
Pas si simple cependant, car l’enjeu dépasse largement le lien de confiance entre producteurs et consommateurs : le jour où les signes de qualité seraient officiellement liés à l’absence de transgéniques, les filières ne bannissant pas les OGM apparaîtraient, par contraste, de « qualité inférieure » auprès des consommateurs. « Et si nous gagnons sur les OGM, nous inversons aussi la tendance sur les pesticides agricoles, dont l’usage est étroitement associé aux variétés transgéniques », explique encore René Louail.
La situation est encourageante aussi dans la filière laitière anti-OGM, parvenue en une vingtaine d’années à constituer, avec Biolait, un groupement influent d’un millier de fermes paysannes – 30 % de la production de lait bio du pays, dont les trois quarts vendus sur le territoire. Le collectif a décidé qu’à partir d’avril 2017 les vaches de ses adhérents devraient passer à une alimentation “100 % française” afin de mieux en garantir la traçabilité. « Donc plus de soja importé, car le “non-OGM”, délicat à certifier à distance, est trop tentant pour les fraudeurs, rapportant trois à quatre fois plus que le soja transgénique », expliquent Jeanne Brault et Dominique Le Calvez, membres de Biolait. Pas d’impact pour la ferme des Hirondelles, à l’herbe, mais ils se sentent pleinement concernés : « La découverte de la pollution d’une fraction de la production affecterait la crédibilité de l’ensemble de la marque. »
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