Philosophe, maîtresse de conférences à l’université de Provence Aix-Marseille-I, spécialiste de philosophie politique et du pragmatisme, Joëlle Zask vient de publier Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (Premier Parallèle, 208 pages, 17 euros). Elle est intervenue de façon très intéressante aux Journées d'été 2019 d'Europe Ecologie Les Verts.
En quoi les gigantesques incendies, comme celui observé en Amazonie, constituent-ils une nouveauté ?
Cela apparaît comme une nouveauté dans l’opinion, mais pas dans les faits, car des feux de cette amplitude existent depuis une vingtaine d’années. Longtemps, ce phénomène est passé relativement inaperçu. Des chercheurs américains, témoins des feux à répétition en Californie, ont contribué à une prise de conscience. Jerry Williams, ancien responsable du United States Forest Service, le service américain des forêts, a inventé le terme « megafires », que je reprends à mon compte en parlant de « mégafeux ».
Par leur intensité, leurs conséquences, leur durée et leurs dimensions, ces feux hors normes, de plus en plus incontrôlables, sont à la fois un effet et une cause du réchauffement climatique. Ils ravagent l’Amazonie, bien sûr, mais sévissent aussi en Sibérie, dans toute l’Indonésie, en Afrique, en Australie, en Europe du Nord, y compris près du cercle polaire…
La focalisation récente sur la seule forêt amazonienne occulte le fait qu’ils existent sur tous les continents. De ce point de vue, il reste un écart entre la réalité et sa perception par l’opinion publique. Même l’incendie baptisé « Camp Fire » qui, en Californie, a duré du 8 novembre au 3 décembre 2018 et a détruit la ville de Paradise, faisant 85 victimes, a été perçu de manière relativement biaisée. La fuite éperdue des habitants et le caractère héroïque du combat contre les flammes ont transformé l’événement en une série à suspense, occultant sa dimension écologique.
De plus, l’idée que ces incendies, tout en étant terrifiants, sont « naturels », voire bons pour la régénération de la forêt, perdure dans l’esprit d’une partie des citoyens. Elle tend à sous-estimer cette nouvelle réalité des « mégafeux », que je traite, pour ma part, comme une alerte et un « accélérateur d’opinion » en faveur d’une action pour la sauvegarde de nos conditions d’existence.
Le lien entre la crise climatique et la multiplication des « mégafeux » qui, en outre, concourent à l’aggraver, est aujourd’hui totalement établi. Le réchauffement accroît mécaniquement le stress hydrique de la plupart des forêts, excessivement inflammables du fait qu’elles sont défrichées, fragilisées par des monocultures ou des nuisibles, et encombrées de matières sèches. Par exemple, dans la Drôme, les forêts de buis sont dévastées par la pyrale du buis, et personne ne ramasse le bois mort. D’autres causes viennent encore s’y ajouter, en particulier l’amenuisement du pastoralisme et des activités forestières en général. Moins il y a de gens dans les forêts pour s’en occuper et, en quelque sorte, les cultiver, plus elles sont encombrées et plus elles brûlent.
Vous n’êtes pas spécialiste du climat, de la forêt et des techniques anti-incendie. N’est-ce pas un handicap pour aborder un tel sujet ?
Je ne prétends pas faire œuvre de scientifique. Mais ne pas être enfermée dans une spécialité, ce qui est le propre de la philosophie, constitue aussi un avantage, car cela permet d’analyser un phénomène à partir d’un plus large spectre d’informations. Dans mon cas, le déclencheur a été le désarroi ressenti devant les ravages d’un feu sur un territoire qui m’est familier. Par ailleurs, étudier les mégafeux implique de rompre avec la compartimentation du savoir, qui correspond toujours à un découpage préalable, voire idéologique, de la réalité et fait obstacle à la prise de conscience de nouveaux phénomènes.
J’ai recouru à des sources d’information extrêmement diversifiées – géographes, anthropologues, climatologues, biochimistes, écologues… –, sans oublier les pompiers et les forestiers et le dialogue avec des victimes des incendies, ce que la plupart des spécialistes n’ont pas la possibilité ou le temps de faire. Ce type de travail est nécessaire et n’a rien d’accessoire ni de superficiel.
Vous estimez que les politiques actuelles de lutte contre les incendies contribuent paradoxalement à la multiplication des « mégafeux ». Comment l’expliquez-vous ?
Les politiques aujourd’hui dominantes en ce domaine, à la fois techniquement, financièrement et idéologiquement, peuvent avoir des effets contre-productifs, comme en médecine, lorsqu’on ne soigne que les symptômes. C’est un obstacle à des actions préventives, plus longues, laborieuses, axées sur les nécessaires changements d’attitude dans les rapports entre l’homme et la nature.
Il nous faut développer une médecine holistique de la forêt, qui était peut-être celle de nos ancêtres mais que nous devons recréer dans les conditions actuelles. Or l’interdiction légale et dogmatique de tout feu dès la première étincelle, qui a tendu à devenir la norme dans tous les pays développés, ne va pas dans ce sens. Sous prétexte de sécurité, elle aboutit à prohiber des pratiques traditionnelles, comme celles des brûlages dirigés. Ces pratiques font partie d’une culture du feu et d’une culture de la forêt – les deux formant un binôme inséparable – que nous devons retrouver. Elles sont un élément d’un rapport plus général de bonne intelligence avec la nature plutôt que de confrontation.
Le mélange actuel de la peur des feux et de la foi naïve dans la puissance des solutions techniques témoigne de la persistance du paradigme de la domination de la nature, pourtant massivement discrédité par les faits.
Vous mettez aussi en cause l’existence et le développement de « forêts industrielles ». Il y aurait donc de mauvaises forêts ?
Il faut en effet distinguer les forêts anciennes, dans lesquelles la présence humaine n’a pas été dévastatrice, et les forêts industrielles, issues de plantations, qui sont en fait des « usines à bois ». Celles-ci fragilisent à la fois les sols et les essences végétales, ce qui contribue à créer, dans le contexte du réchauffement, un terrain favorable aux « mégafeux ». Il y a des exemples anciens, comme la forêt des Landes : on pourrait la voir comme une donnée naturelle, elle est en fait l’archétype d’une forêt industrielle, créée sous Napoléon III.
Par leur présence comme par leur absence, les êtres humains sont parties prenantes de la forêt. En Suède, qui a connu, en 2018, de terribles feux, les forêts, qui couvrent environ 70 % du territoire, sont en fait des « déserts boisés », composés à 83 % de conifères destinés aux industries du papier et du bois. Ces plantations sont désastreuses pour la biodiversité, à l’exemple des rennes de Laponie, menacés car ils ne trouvent plus les lichens dont ils se nourrissent.
Outre la crise climatique en général, le développement des forêts industrielles résulte de l’enfermement capitaliste dans une logique d’accumulation. J’entends là aussi bien celle du secteur privé que les différentes formes de capitalisme d’Etat que nous avons connues. Sur le fond, il n’y a pas de vraie différence entre les deux, plutôt une compétition. Le « capitalocène » est ici en cause. Ce système productiviste, et les structures psychiques d’avidité qui l’inspirent, ne recherche ni les équilibres écologiques ni la frugalité ni le respect mutuel qu’exigent les relations entre les êtres humains et la nature.
Vous prônez le retour à une « culture du feu » et, plus généralement, à une culture d’entretien des paysages, caractérisée notamment par des pratiques ancestrales, comme les brûlages dirigés. N’est-il pas déjà trop tard pour revenir à ces traditions ?
Dans une certaine mesure, oui, au sens où, aujourd’hui, des brûlages dirigés peuvent être risqués étant donné les nouvelles conditions climatiques. Trop tard aussi du fait que beaucoup de ces savoir-faire ont disparu.
Il existe néanmoins de nombreuses tentatives pour se reconnecter avec les savoirs de la forêt, comme en Australie, où l’on tente de recréer une collaboration avec les Aborigènes, qui ont développé une connaissance extrêmement fine des brûlages dirigés, qu’ils utilisent non seulement pour leur subsistance mais aussi pour régénérer et entretenir la biodiversité. En Amazonie, les peuples autochtones pratiquent aussi ces feux qui concourent à entretenir la biodiversité, en introduisant certaines plantes et en luttant contre d’autres espèces invasives. En Corse, cette culture du feu n’a pas disparu et – malheureusement, malgré de nombreux contre-exemples – elle est mise à contribution pour entretenir les abords des maisons et des villages.
Mais l’entretien de la nature ou de la forêt par le recours aux brûlages n’est qu’une technique parmi d’autres. On peut aussi réintroduire le pastoralisme, habiter intelligemment la forêt en évitant ce qu’on appelle le mitage, c’est-à-dire la dispersion des maisons dans les bois, maîtriser l’invasion touristique…
Ce patrimoine diversifié n’est pas perdu, mais les « mégafeux » sont les signaux d’avertissement d’une situation que nous ne pouvons plus laisser se développer. Un rapport de 2010 de la mission interministérielle sur le changement climatique a affirmé qu’« à l’échéance 2050, c’est près de la moitié de la surface des landes et forêts métropolitaines qui pourrait être concernée par un niveau élevé de l’aléa feux de forêt ». Ce ne sont donc pas des problèmes « amazoniens », lointains, mais des risques qui nous concernent directement.
Que pensez-vous de l’initiative du philosophe Baptiste Morizot, qui, dans une récente tribune, a proposé l’acquisition collective de certaines portions de territoire pour permettre leur « réensauvagement » ?
Cela dépend de ce qu’on met derrière ce mot. La sacralisation de la nature « sauvage » est propice au développement du feu, car elle ne mène pas, justement, à forger cette forme de vie qui consisterait à prendre soin de notre environnement. C’est différent s’il s’agit d’une intervention active pour rééquilibrer un écosystème. Il serait dommage d’introduire une opposition binaire entre une nature dominée et une nature préservée.
Ce qui est à préserver n’est pas la nature en tant que telle mais une certaine manière de s’y comporter, qu’il faut bien distinguer d’une philosophie dont l’idéal serait une nature sans hommes. Les territoires vierges de toute intervention humaine n’existent plus aujourd’hui. Le bush australien, la forêt amazonienne abritent des centaines de milliers d’individus. L’humanité a un impact énorme sur les équilibres naturels.
Les travaux de Stephen Pyne sur l’histoire des feux anthropiques, de l’anthropologue Clifford Geertz sur la forêt cultivée indonésienne ou, plus récemment, ceux de Philippe Descola montrent que, depuis 1,6 million d’années, Homo erectus met le feu partout où il va et façonne ainsi les paysages. Il faut bien faire la distinction entre la Terre, entité physique indépendante de nous, et la terre des hommes, qu’on appelle « adama » dans la Bible, celle qui définit nos conditions d’existence, dont nous avons maintenant la conscience aiguë. C’est cette terre-là qui nous importe.